Dés-altération
MURRAY Estelle
A mon mari et à sa perle de confiance toujours intacte et éclatante, à Jérémie et Nahuel, nobles et fulgurantes étoiles dans le ciel du quotidien.
Après plus de deux ans de douleurs sciatiques puis neuropathiques, plus d'un an et demi de rééducation sensitive qui a permis d'éliminer en grande partie le phénomène d'allodynie, mon état actuel stagne depuis l'été 2018. D’entrée, lors de la première visite à Fribourg, le ton est donné. Claude Spicher sait que l'être humain n'est pas condamné à rester le même toute sa vie. J'aime qu'il s'adresse à mon mari et à Jérémie, notre fils aîné, à plusieurs reprises dans les deux premières heures. On est dans la même barque. Quant à moi, il décèle où j'en suis. Figée. Fatiguée. Il m'imprime un article (Masse et al., 2018) qui parle de liminalité, d’état de flottement et d'errance, ni ici, ni là-bas, ni comme avant, ni dans un nouveau statut post blessures ; un peu comme un rituel de passage lors duquel l'individu n'a plus son ancien statut, mais pas encore le nouveau. Finalement, après trois heures de séance, je repars avec un dessin résumant et illustrant les deux maladies dont je suis atteinte : le CRPS caractérisé par une hypoesthésie (petits points en vert) et une allodynie (petits points en violet) qui induit une douleur au toucher, persistant dans la durée alors que le stimulus n'est plus là. Nommer, c’est reconnaître et cela fait du bien.
Le grand murmure d'espoir vient de loin. Il a fait du chemin, ses souliers sont usés. Il a rallumé des feux en soufflant tendrement, doucement sur des braises nouées par le temps. Sur une peau devenue inaccessible, étrangère, barbare, pas de doute, la rééducation sensitive dés-altère. Un textile suave puis trois, un peu moins souvent et plus longtemps au fil des mois. Une gouttelette de douceur est versée au milieu d'une mer de violence. Régularité, ténacité du geste : « C’est comme une fleur dans le désert qu’on doit arroser tous les jours. » (M.D., 2009)
Durant la journée, il s’agit d’être attentive à l’intensité de la douleur, reconnaître mes limites, les respecter en me réfugiant à temps dans un endroit choisi, les dire pour que les autres comprennent, pour que l'enfer des nerfs altérés déteigne le moins possible sur mes proches, mes aimés, mes aimants devenus aussi mes aidants, et trop de fois les dépositaires de ma mauvaise humeur, mon agressivité, ma susceptibilité, mon ras-le-bol, ma colère ou mes propos rabat-joie. Me ménager, aménager, sentir le bon moment du retranchement.
Les habitants du monde végétal ont une capacité incroyable à se frayer des chemins vers le soleil et à persévérer malgré d’éventuelles blessures, entailles, coupures, que l’homme ou le mauvais temps leur inflige.
"C’est dans une ascendance
que l’arbre s’enracine.
Le silence
jamais
ne t’a semblé si proche,
jamais
si vaste
la solitude.
Qui d’autre mieux que l’arbre
pourrait ancrer
vos rêves,
vous mettre de plain-pied
avec le ciel ?"
Baudry, G. & Fréour, N. (2017). Un silence de verdure. Hennebont : L’enfance des arbres
Une phrase plombante m’avait marquée : « Vous savez le genre de douleurs neuropathiques que vous avez, on n'en guérit pas. » Tout le monde est mis dans le même sac, pourtant la réalité est complexe et a le don de surprendre, nous défiant de prévoir l'aventure du futur. Le ton péremptoire de cette pharmacologue m’avait paru violent. Pourquoi amputer des personnes de l’ampleur de la vie en quelques mots ? Sans doute n’avait-elle pas lu dans les e-news de neuropain.ch les témoignages réjouissants d'anciens épuisés qui s’en sont sortis. S’extirpant d’un territoire miné, entrant pleinement dans la maladie, tels des chercheurs passionnés, ils se sont dés-altérés. Dans la mine d’or des différents tomes des e-news, de 2004 à 2019, divers professionnels de la santé -neurochirurgiens, ergothérapeutes, chercheurs, biologistes, psychologues, auteurs- apportent leur vision des douleurs neuropathiques. La parole est donnée également à celles et ceux touchés par la maladie, dans un souci de partage intelligent et stimulant. La compréhension s’en trouve décuplée pour le lecteur qui cherche.
Malade, ne produisant plus rien d'utile à l’aune des critères d'efficacité et de productivité à laquelle obéit notre société à bout de souffle, dans sa logique de performance, me voilà sortie du rail, me gardant au mieux de complètement dérailler, prenant soin que ma solitude ne vire à l’isolement. Le combat sur le front pionnier est quotidien, chaque reconquête d’un bout de peau « dés-altérée » une victoire.
L’espace intérieur en profite pour grandir. Quelques séances d'hypnose sont dédiées à l'eau ; une eau qui a toujours été une alliée, une amie salée, joyeuse, porteuse, une fraîcheur bienvenue, atténuant l’effet traumatisant des mois de janvier à mars 2017 où la balnéothérapie faisait plus de mal que de bien à des fibres déjà trop malmenées, à vif. Deux ans plus tard, je retrouve une ressource fantastique qui me permet d’expérimenter la légèreté. Puis en février 2019, je trempe, de temps en temps, le pied droit une minute dans de l'eau tiède salée pour réduire les œdèmes.
Il n'est pas encore question de se baigner, mais depuis la bassine de bain de pied, lorsque ce dernier s’allège quelques instants, je me connecte à la mer, la grande, la délicieuse. En juillet 2019, je me trempe pour de vrai, de plus en plus, jusqu'à pouvoir plonger tout mon corps dans le Léman.
Lors de grosses crises de douleur, un volume de son un peu trop élevé devient irritant, le vent ou l'air conditionné se font lames, tout s’exacerbe. Quand la virulence de la douleur se fait menaçante, quand la jambe semble se geler à jamais, se désolidarisant du corps, qu’un coup de couteau plonge au cœur d’un nerf électrique, laissant une coulée de lave assassine dans l’obscurité, alors l'esprit se referme. Il n’y a plus de place pour autrui.
Plus rien à prouver ; total abandon ; point d'appui sur le réel tel qu'il est, ni plus, ni moins ; s'abaisser vers le moindre détail pour s'élever ; s'autoriser à capituler ; vivre la souffrance jusqu'au bout pour pouvoir passer à autre chose.
A partir du 6 avril 2017, Diane Duchesne, ergothérapeute, spécialisée en rééducation sensitive par stimulations à distance, me prescrit de ne pas toucher le côté abîmé, d’immobiliser à l’extrême l’avant-pied droit, d’en stopper tout contact et mouvement. Au beau milieu de cette prescription, il y a un schéma corporel où Diane a barré en treillis rouge tout le membre inférieur droit et en orange toute la cuisse, le buste et le visage côté droit. Je ne suis plus une personne, mais un demi-corps. La division est nette et terrible à supporter. Régulièrement, Diane me fait passer le questionnaire de la douleur Saint-Antoine pour réévaluer le type de douleurs et leur intensité à l’aide de questions et de mots très précis. Je suis toujours largement au-dessus du seuil des 60 points. Elle m’explique qu’il y a des seuils à passer et que quand je serai descendue sous les 60, ce sera déjà un grand pas. Et sous les 40, la douleur deviendra tolérable, par conséquent le moral remontera forcément. « Vous ne pouvez pas avoir le moral avec un niveau de douleur si élevé, la mise en place d’un soutien psychologique est normale pour ne pas péter un câble. » Merci Diane de m'avoir comprise.
Kevin Lavergne, kinésithérapeute et osthéopathe de formation, me suit depuis début 2017. Il s’accommode aux zones intouchables pour me débloquer toutes les trois semaines le bassin et la nuque, comprenant chaque fois davantage le phénomène disjoncté de l’allodynie, m’accordant des pauses quand la douleur augmente.
L’assurance de mon travail, quant à elle, inflexible, exige des expertises. Je m’attends à rencontrer un médecin, je tombe sur des procédures de contrôle très éprouvantes. Malgré l’allodynie, ils me font passer un EMG, selon eux indispensable. Il y a bel et bien un déficit, une invalidité de 70%. L’objectivité est là. ça me fait une belle jambe…d’autant plus belle qu’après moultes démarches, la rente de l’Assurance Invalidité (AI) me sera refusée.
Dans ce marathon de feu d’un an et sept mois, une fois le haut du corps dégagé -ou plus précisément pouvant être stimulé sans recevoir de châtaignes-, mes enfants peuvent un jour revenir se blottir dans mes bras. Terre brûlée redevient peu à peu fertile.
« A partir des limites de notre corps, reconquérir l'étendue des poussières du ciel : du ciel vers la boue et de la boue vers la lumière. » (Dufort & Spicher, 2019)
Tout au long de ces trois années, l’allodynie continue à régresser, mais c’est comme si elle laissait derrière elle des champs en flamme, pareils à ceux que les agriculteurs brûlent pour bonifier la terre. Brûlure électrifiée, tu déchires jusqu'à l'âme l'absence puissamment présente du gros orteil droit (Murray, 2019). Inavouable flamme qui vacille au cœur de la névralgie, venant se briser au beau milieu de la tourmente, crachant du verre, des bris de verre vert enfer ; marasme envahissant, virant au renoncement. Voyant mon âme exténuée, Claude Spicher n'a pas peur de s'en approcher. Ses mots percutants m'aident à me réveiller et à ne pas avoir honte des scenarii funestes ayant à plusieurs reprises cogné à la porte de mon cerveau hébété. Premier aphorisme qu'il me délivre, tout chaud : « Ma fierté est blessée, mais je n'en ai pas honte. » (Patient, 2019)
Combien de nuits à perdre pied, sans le perdre complètement ? En mode survie, en apnée au fond d'une eau trouble, il s’agit de bouger le moins possible, d’endormir les déchirures, ne pas perturber davantage le marécage au risque d’exciter ses dragons de feu ; désespoir de ne pouvoir poser mes mains sur aucun bout de peau, ni la mienne, ni celle de mon amour. Seule avec l’arceau qui me protège des draps. Cri étouffé.
Une prescription d’Oramorph®, en réserve[1], un antalgique puissant contenant de la morphine, que mon mari me délivrera quand la vague névralgique me submerge, m’empêche de tomber dans les précipices de l’angoisse où seul le pire peut se concevoir. Le simple fait de savoir qu’il existe un produit qui aidera la bête à se rétracter, me rassérène.
Des semaines, des mois, des années avec des lancées écrasantes d'électricité au bout du pied droit, sous l'ongle du gros orteil, et puis l'incessant fait enfin place à l'intermittent, le cruel au pénible.
Je prends du plaisir à écrire et à lire, un peu comme si grâce à ces activités je reprenais possession de mon intimité dans l’épreuve, que j’ordonnais les fragments, créant du son, du sens, des images avec les mots dont la richesse est un terrain intarissable de recherche. Parallèlement, la peinture m’attire, et je serai même amenée à faire du modelage, suite à la proposition de Claude Spicher de donner du volume au pied droit. Des monstres de boue se perdent alors dans le labyrinthe du cerveau, des golems embryonnaires ; ancrage d’un pied remodelé.
En guise de conclusion, j'aimerais parler des thérapeutes qui ont fait de la place à l'humilité, l'écoute, le lien et qui se battent avec leurs malades dans les flammes d’une guérison possible.
De chaleureux remerciements et une vague de gratitude vont à mon médecin de famille, Virginie Degrez qui a toujours pris le temps de m'écouter et de m'encourager. C'est elle qui a parlé à mon mari de Diane et qui m’a conseillé d'aller voir Claude Spicher en personne, fondateur de la méthode de rééducation sensitive, approche holistique qui ne fait pas abstraction de l’histoire, la formation, la culture, les goûts, les valeurs, les antécédents, l’environnement. Ergothérapeute, creuseur d'identités-rhizomes, il prend le temps d’expliquer et ne doute jamais des maux dont son co-équipier souffre. Et puisque pour le « bénéficiaire », dire ne suffit pas, il accueille ses mots (Morel-Bracq, 2009).
Un grand merci aussi à Marie-Joëlle Fleury ainsi qu'à Sandrine Clément qui a très vite pris la relève. Reconnaissance envers vous, vos bons conseils et encouragements, la clarté de vos explications, vos schémas précis, respectant la complexité, votre délicatesse et tact quand vous caliez un petit coussin de sable ou m’invitiez à m’allonger un moment pour soulager le dos avant d’aller reprendre le train.
Il n'y a de vie que si nous travaillons en lien. Au début de l’article « Je te veux fière de toi : regards croisés », Claude Spicher cite David Le Breton : « La douleur mêle corps et sens. Elle n'est PAS la copie mentale d'une effraction organique, elle est somatisation (soma : corps) et sémantisation (sema : sens). Le phénomène de la douleur est ainsi organique ET sémantique. » (Le Breton, 2017) L'essentiel tient dans la conjonction de coordination ET ! Printemps 2019, Claude Spicher, en guise d’au revoir, me lance : « On est en train d'y arriver ». Dans ce "on", le ET est là. Le murmure croît, l'espoir frémit.
Au centre de rééducation sensitive de Fribourg, pas besoin d’apprendre leur langue, les thérapeutes vous parlent le langage que vous comprenez le mieux, qui vous touche. Ils s’adaptent, vont vers vous. Combien de fois les ai-je fait répéter –par manque de disponibilité à autre chose que la douleur– sans que ce soit problématique. Merci à toute l’équipe de m’accompagner pour que je puisse courir jusqu’au bout ce marathon de feu qui exige de s'économiser si on ne veut pas se consumer.
Approche globale multidisciplinaire au cœur de l'humain, savoirs transversaux, articulation rigoureuse des disciplines, décloisonnements, frontières poreuses où chacun entend la compétence de l’autre, dialectique solaire allant de régénéré à régénérant et vice versa, pour que le malade ne se cogne plus à l’incompréhension, ne se résigne jamais à une voie sans-issue.
Grand comme cet espoir qui murmure dans l'arrière-pays de l'esprit, dont j'ai fait part un jour à monsieur Spicher qui à son tour l'a inséré dans un texte, devenant "un grand murmure d'espoir en un changement durable". C'est ce que je souhaite à tout prisonnier de la douleur chronique et de la souffrance qu'elle engendre.
En sortant de la séance du 16 juillet 2019, je sens mes pieds vibrant d'une égale présence. Ils foulent puissamment le sol et me propulsent à la verticale, comme jamais ils ne l'avaient fait auparavant. Sensation énivrante, d'une ivresse sans alcool pour ne pas s'enflammer, car je sais que la "rechute" sera encore là, avec ses affres et ses doutes. Et puis c'est sûr (le grand murmure me l'a fait comprendre) ces rechutes seront de moins en moins là, un pas de plus en plus serein et habité prendra la relève. Le 7 octobre 2019, j'obtiens 50 points au questionnaire St-Antoine. Un grand pas est fait ! La puissante douceur de la rééducation sensitive, ça marche.
L’année prochaine, fin août 2020, je pars habiter ailleurs ; voyage substantiel, ascension des profondeurs de l’être, invitation à se délester -s’augmenter en se diminuant-, à rencontrer l’autre, les autres, se réinventer au contact d’une nouvelle culture. Occasion de ne pas macérer dans ses misères. Sur la route, toujours, l’horizon au loin, l’inconnu en ligne de fond, le temps de toutes les aventures.
Les mots de la fin qui vont dans le même sens ne peuvent être que ceux de Claude Spicher et de Marion Muller-Colard :
« Lorsque vous côtoierez ces démarches hésitantes au pas réduit, lorsque vous croiserez ces visages à la mimique figée et que par un tissu de relation vibrante un jour, une semaine vous pourrez déceler l’ébauche d’un sourire, une démarche presque légère, alors vous saisirez le cœur de la rééducation sensitive. […] Pour que la mort cesse de roder, que la survie reprenne un peu de couleurs, pour que la vie sacrée reprenne ses droits. » (Spicher, 2006)
« Le lieu sûr de ma paix est une soif inassouvie, un élan, un sursaut. Ce lieu sûr est une traversée, l’appartenance à l’espace nomade à qui jamais rien n’appartient. » (Muller-Colard, 2016)
Références
Baudry, G. & Fréour, N. (2017). Un silence de verdure. Hennebont : L’enfance des arbres ;
Dufort, M. & Spicher, C. (2019). Ascendance à l'écart du tumulte ordinaire. e-News Somatosens Rehab, 16(1), 15 (une page) ;
Le Breton, D. (2017). TENIR Douleur chronique et réinvention de soi. Paris : Métailié ;
Masse, J., Dufort, M., Spicher, C. & Le Breton, D. (2018). EBAUCHE DE SYNTHèSE Liminalité des expériences de la douleur. e-News Somatosens Rehab, 15(3), 63-71 ;
M.D. (2009). Ponto de vista N°20 de um paciente « Avançar e viver ». e-News Somatosens Rehab, 6(1), 41 (une page) ;
Morel-Bracq, M.C. (2009). Le modèle de la rivière kawa : Santé, soins et évaluation subjective de la situation. e-News Somatosens Rehab, 6(2), 49-52 ;
Muller-Colard, M. (2016). L’intranquillité. Paris : Bayard ;
Murray, E. (2019) ATMOSPHÈRE DOULOUREUSE No 8 à la lisière de la mutilation. e-News Somatosens Rehab, 16(2), 65 (une page) ;
Patient (2019). APHORISME : Ma fierté est blessée, mais je n'en ai pas honte. e-News Somatosens Rehab, 16(1), 18 (une page) ;
Spicher, C. (2006). EDITORIAL Tout n’est qu’un tissu de relation vibrante. eNews Somatosens Rehab, 3(2), 31 (une page) ;
Spicher, C. (2018). PHénomèNE DE LA DOULEUR No 10 Je te veux fière de toi : regards croisés. e-News Somatosens Rehab, 15(2), 73 (une page).
[1] Sulfate de morphine.