La mise en présence
Laurence DEVILLAIRS, PhD[1]
Nous avons tous fait l’épreuve, avec plus ou moins de peine ou de tristesse, durant ces mois passés de confinement, d’une forme de dénuement. Nos agendas se sont vidés de rendez-vous, nos rues de bruit et de passants, nos esprits de préoccupations et nos gestes de spontanéité. Nous avons expérimenté un mode d’être plus contraint, une relation aux êtres et au monde par écran interposé. Et cela a fonctionné : les réunions ont été tenues, les enseignements donnés, les entreprises dirigées. Tout restait possible – presque comme avant.
Presque rien
C’est pourtant ce presque qui fait toute la différence : la mise en présence a toutefois manqué, et sa capacité à faire advenir quelque chose qui, sans cela, ne serait pas advenue. Il ne s’agit pas de faire la critique des outils technologiques ; ils ont rempli leur rôle : ils nous ont permis de faire ce qui était prévu. Mais, précisément, le concret de la mise en présence des uns et des autres – le simple fait de se croiser, de partager un même lieu – fait nécessairement surgir ce qui n’était pas prévu. Le réel, c’est toujours ce qui n’était pas au programme. Ce qu’on n’attendait pas.
On a tous fait cette expérience où la réalité – cette adresse, cette maison, cet établissement – ne correspond pas tout à fait au plan donné ; où l’on n’aurait pas mis ce visage sur cette voix, où la rencontre de quelqu’un avec qui l’on correspondait surprend, on ne le voyait pas comme cela, on l’imaginait autrement… La rencontre, comme le réel, contient quelque chose qui déborde les calculs et les plannings – en bien comme en mal. La mise en présence fait que quelque chose a lieu qui n’était pas prévisible. Comme ces soirées où l’on se demande si « ça va prendre ». Le réel comporte cette part d’aléatoire, qui fait que « ça prend » ou que « ça ne prend pas ».
Même les événements, les déroulés et les activités les plus routiniers ou les plus planifiés sont toujours une découverte : cela a lieu, et c’est différent de ce qu’on avait envisagé, même avec un infime décalage, un écart ténu. C’est bien de cette réalité de la mise en présence dont nous avons été privés durant le confinement, et qui restera problématique encore dans le cadre du déconfinement. Les face-à-face, les tête-à-tête, les comités, les cours, pour ne rien dire des apéritifs ou des dîners, ne sont pas en distance ce qu’ils sont en présence.
Le réel, c’est ce qu’on n’avait pas prévu
C’est aussi que le réel impose sa propre durée, sa lenteur même. La mise en présence prend en effet du temps, plus de temps que ne prennent les connexions virtuelles, qui ont comme la fluidité, le côté aérien des abstractions. On a un peu vécu comme suspendus dans les airs, ces mois derniers ; on avait quitté le sol lourd de la terre, la pesanteur de la réalité. On avait perdu de vue cette lenteur du temps – du temps que cela prend d’être en présence les uns des autres.
On connaît le fameux exemple du morceau de sucre que Bergson donne, dans l’Évolution créatrice, pour mettre au jour une temporalité qui n’est pas celle du discontinu, mais de la durée : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière (…). Il coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu. » (L’Évolution créatrice [1907], Paris, Puf, 1994, p. 9).
L’erreur de Bergson serait d’avoir pris un morceau de sucre pour exemple. Sa démonstration aurait été plus probante encore s’il avait pris celui de la mise en présence : se voir, se parler, se rencontrer, tout cela prend du temps – un temps incompressible, qui peut impatienter, agacer, ennuyer, mais un temps qui est proprement celui de la durée, de la lente progression de la durée.
C’est cependant de cette expérience où j’ai à attendre – qu’un tel ait fini de parler, que l’on s’installe, que le silence se fasse, que l’on pose et réponde aux questions, etc. –, que survient ce qui n’était pas attendu. Cette durée particulière de la mise en présence, du partage d’un même temps, d’un même espace, et d’une même réalité, fait immanquablement surgir du nouveau : cela n’a pas seulement fonctionné ; cela a eu lieu. Et comme tel, c’est désormais irremplaçable, unique.
Le poids de la liberté
Exaspérante de contraintes, parfois décevante ou frustrante, la mise en présence est, malgré tout, le lieu même de notre liberté. Car, comme le souligne Merleau-Ponty, « La liberté est toujours une rencontre de l’extérieur et de l’intérieur ». Il n’y a pas de liberté sans une inscription dans le tissu des choses et dans le concret des liens : « Nous sommes mêlés au monde et aux autres dans une confusion inextricable. »
Ce n’est pas là une limite imposée à notre liberté de parole et de mouvement, c’est, au contraire, le moyen par lequel nous exerçons cette liberté. Car toute liberté a des « racines », elle n’est jamais désengagée. Et c’est en cela qu’elle peut être héroïque, s’inquiéter de celle des autres, la sauvegarder et la respecter : « Mais c’est ici qu’il faut se taire, car seul le héros vit jusqu'au bout sa relation aux hommes et au monde » (Phénoménologie de la perception, III. La liberté », Paris, Gallimard, « Tel », 1945, p. 518 ; 520)[2].
[1] Faculté de Philosophie 21 rue d'Assas F-75270 Paris Cedex 6 e-mail : philosophie@icp.fr
[2] Réédité [2010] sous : oeuvres complètes, p. 1160 ; 1161 ; 1163.