La vie n’est pas si mal, finalement

Alice GIRARD

Citoyenne, ancienne soignée, autrice et lycéenne, Fribourg (Suisse)

Je suis dans ma bulle. L’air frais qui m’entoure me rappelle cette saison d’automne ; celle que je préfère : les feuilles d’un jaune orangé qui recouvrent le sol, les arbres qui se dénudent petit à petit, ce brouillard dans lequel je m’enfonce à chaque nouvelle foulée. Il m’absorbe. Un pied devant l’autre, j’avance de plus en plus vite. Je veux ressentir cet effort, cette adrénaline qui n’a pas parcouru mon corps depuis deux longues années. J’observe chaque coin du paysage qui m’entoure ; chaque détail m’interpelle. Le quartier dans lequel je cours me rappelle tant de choses. C’est dans ce dernier que j’ai connu mes premiers émois, mes premières tristesses. C’est ici que je me suis vue grandir, trop vite à mon goût. Les immeubles sont identiques, mais chacun a son propre charme. J’accélère le rythme en passant devant mon ancienne école primaire où je me revois encore comme une jeune fille, à courir partout, essayant de battre mes copines à la course. Quelles belles années !

Je tourne au carrefour et m’engouffre dans une ruelle adjacente bordée de haies orange. Mais au fur et à mesure que je la monte, je sens mes jambes ralentir, mon cœur se serrer et ma respiration devenir haletante. La route se floute de plus en plus dans mes yeux si bien que je m’arrête instantanément. Je me sens lourde et douloureuse. J’observe autour de moi cet endroit si familier et comprends automatiquement que cet endroit est la raison de cette douleur brusque. Une fois assise sur les marches qui mènent à la rue principale, j’essaye de reprendre mon souffle et mes esprits. La vision de la maison à côté de laquelle je me situe me fait l’effet d’un coup de poignard dans le cœur. C’est la mienne. C’était. Tout me revient d’un seul coup : les Noëls en famille, les après-midi dans le jardin à admirer les papillons. Une fenêtre donne sur le salon ; ce même salon où j’ai ri aux éclats, où j’ai étudié ardemment avec mon frère. A ce moment-là, un sourire se dessine sur mon visage. Sourire de courte durée malheureusement. Avec les rires et les soirs d’été, je me souviens aussi des cris, des pleurs, des mots d’une violence inouïe qui ont frappé les murs de cette maison. Tout me revient. Je sens une larme rouler sur ma joue, puis deux, puis trois. Ça ne veut plus s’arrêter. Et voilà que je me retrouve assise sur des escaliers encore fraîchement mouillés de la pluie du matin, inconsolable et en larmes. Je lève les yeux, ma vue est brouillée, mais j’arrive à trouver la force et le courage de m’appuyer sur la rampe et de me lever. Je me retourne et monte les marches restantes tout en essuyant mes yeux.

Quelques mètres plus loin, j’aperçois un banc et décide de m’y asseoir pour me remettre de ces émotions. Ma tête est toujours dans le brouillard, mais je récupère, petit à petit, un peu de lucidité. J’enfonce une main dans ma poche arrière et récupère mon téléphone, gelé par les températures automnales. J’ai besoin d’une musique réconfortante, dans laquelle je m’abandonne totalement. Lost de Franck Ocean est parfaite pour ça. J’entends les premières mesures et me détends instantanément. Que voulais-je me prouver en passant devant cette maison pour la énième fois ? A chaque fois, c’est la même chose : les jambes tremblantes et les larmes. Je voulais sûrement me prouver que j’étais passée à autre chose, mais non. Cette maison m’a vue vivre les meilleurs moments de ma vie. Repasser devant me fait seulement prendre conscience à quel point cette vie a totalement changé. Je n’ai plus de famille unie et heureuse, je n’ai plus d’insouciance, fini l’épanouissement de l’enfance. En réalité, même avec de la volonté, je n’aurais pas pu conserver ces choses si importantes à mes yeux.

Je ne sais pas combien de temps je suis restée assise sur ce banc à fixer le vide, mais assez pour que le soleil commence à se coucher. Je décide finalement de me lever, mais je ne veux pas rentrer tout de suite, je veux en finir une bonne fois pour toute. Je retourne devant la maison. Je me sens trop fragile, mais j’avance au fond de la rue que j’ai traversée en pleurs tout à l’heure et m’arrête devant mon ancienne maison.

Figure 1 : c’est un voyage, une relation spéciale qui nous appartient à nous seuls

Je la fixe froidement, je ne veux pas que l’émotion reprenne le dessus. Je la fixe et je repars. C’est décidé, je ne passerai plus par là. Je me retourne et je recommence ma course, encore plus forte et plus rapide qu’avant. Mes jambes s’allongent et me permettent de faire de plus grands pas. Courir. Toujours courir. C’est la seule chose qui me fasse oublier.

Quand je cours, je suis dans mon monde et en même temps ailleurs. C’est un sentiment indescriptible. Je me sens revivre à chaque nouvelle accélération, à chaque nouvelle minute. Courir. Toujours courir. C’est ce qui m’a sauvée.

Etant petite, aller courir avec mon père était plus un supplice qu’un plaisir : les réveils tôt le matin pour aller dans les rues remplies par les embouteillages parisiens matinaux, les coureurs qui crachaient sur le sol ou encore ces habits qui me collaient trop à la peau, soi-disant pour absorber la transpiration, rien ne me convenait. En déménageant en Suisse, tout a commencé à se compliquer. Je sentais ma famille qui se brisait petit à petit, je n’arrivais pas à m’intégrer malgré mes efforts. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que la course à pied a commencé à jouer un grand rôle. Lorsque j’étais triste ou en colère, elle était mon échappatoire. Qu’il pleuve ou qu’il vente, tout était prétexte à sortir. Je ne pouvais plus m’en passer, c’était le seul moyen de me sentir mieux, de me sentir moi.

Puis vint l’impensable : la blessure. Un simple saut en trampoline à l’école aura su mettre fin à mes escapades libératrices en un rien de temps. Je revois encore mon regard croiser celui de ma mère lors du verdict après une nuit d’attente aux urgences : malléole latérale droite fracturée à deux reprises. J’ai pu dire au revoir à mes vacances au ski avec ma meilleure amie, à mes parties de foot avec mon frère, mais surtout, j’ai dû dire au revoir à la seule chose qui me faisait vivre : la course. A l’inverse, j’ai découvert le plâtre, la rééducation et les rendez-vous interminables chez le médecin. Je ne compte même plus les heures que j’ai passées à penser en pleurs à la manière dont je pouvais m’arracher la jambe pour ne plus ressentir cette douleur. Or, si j’avais su ce qui allait suivre, j’aurais plutôt apprécié ces moments. Après une année de physiothérapie, je ne me sentais pas prête à recommencer le sport, une chose me bloquait. Et puis, tout d’un coup, je la sentis. Je sentis cette douleur d’une atrocité aberrante. Plus les jours passaient, plus la douleur était forte et se répandait. La sensation était comme si à chaque seconde, quelqu’un vous plantait un couteau dans le pied et vous lançait une décharge électrique. Je n’arrivais plus à marcher correctement, alors imaginez bien que les moindres pensées sur le sport m’étaient interdites. J’ai gardé cette souffrance cachée, personne ne m’avait parlé d’une chose identique. J’étais effrayée du potentiel regard des autres, effrayée d’être prise pour une folle, effrayée que personne ne comprenne mon malheur.

C’est exactement à ce moment-là que tout a basculé, que j’ai perdu pied. Il aura fallu un été. Seulement un pour me voir sombrer. C’est à l’été de mes 15 ans que tout est arrivé. En l’espace de deux mois j’ai perdu mon grand-père, mon mentor, l’homme de ma vie. J’ai perdu également une de mes meilleures amies, elle aussi était un pilier pour moi. Il est vrai que je ne relativise pas beaucoup, j’ai quand même gagné quelque chose : des parents en procédure de divorce. Autant dire le jackpot ! Je ne contrôlais plus rien, je ne savais plus quoi faire. Un cercle vicieux s’était installé : me sentir mal, ne pas pouvoir courir pour évacuer, me sentir mal. Il ne m’a pas fallu longtemps pour toucher le fond, que ce soit physiquement ou mentalement. Toucher le fond au point de ne plus voir de lumière. Suffoquer. A quoi bon continuer ? Pourquoi rester dans ce monde si tout me semble trop dur, trop éprouvant. C’est pendant le mois de septembre 2020 que j’ai décidé, un soir, d’appeler S.O.S suicide. Une femme au bout d’un téléphone, moi de l’autre. Mon problème était devenu le sien. Je lui ai confié toutes mes pensées, tous mes malheurs et elle m’a écoutée. Juste une épaule sur laquelle pleurer, juste une voix qui ne me jugerait pas et ne m’accablerait pas.

Dès le lendemain, j’ai pris un rendez-vous chez le médecin. La raison ? Retrouver ce qui me permettrait de faire ce que j’aime pour me sortir de là. Ma doctoresse m’a alors conseillé l’ergothérapie ; je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être, mais je lui ai fait confiance. Tout comme j’ai fait confiance à mes thérapeutes dès le début du traitement en ergothérapie. C’était la première fois depuis longtemps que j’avais le sentiment d’être comprise et notamment de ne plus être seule. La sensation de libération lorsque l’on m’a diagnostiqué une allodynie mécanique au pied était incroyable. Je me souviens de mes larmes après que l’on a mis un mot sur ce qui faisait souffrir mon pied depuis plus d’une année. Je n’étais pas folle. Je n’étais pas seule. Semaine après semaine, j’ai repris espoir. Dès que mon rendez-vous de thérapie était fini, je n’avais qu’une hâte : être au prochain. Mes thérapeutes étaient mes confidents, les bras qui m’ont entourée de bienveillance.

Juin 2021 : le dernier rendez-vous. Un mélange étrange me traversait : je savais que j’allais être triste de ne plus voir mes thérapeutes, mais j’étais si excitée d’ouvrir une nouvelle page de ma vie. A ce jour, mes nuits ne sont plus perturbées par des pics de douleur, je marche parfaitement bien, je n’ai jamais été aussi heureuse et surtout, je peux retourner courir. Quelle délivrance. Je ressors à peine du brouillard lorsque je vois mon immeuble. Je pousse la porte et emprunte les escaliers. Un coup d’œil à ma montre me fait sourire : huit kilomètres aujourd’hui. Je me poste au rebord de mon balcon et admire la vue. La vie n'est pas si mal, finalement.

Références en français

Girard, A. (2021) ATMOSPHERE DOULOUREUSE No 11 La vie redevient possible. Somatosens Pain Rehab, 18(2), 54 (une page). Téléchargeable (15/11/2021) : https://www.neuropain.ch

Spicher, C.J. & Etiévant, F. (2021) NO COMMENT No 42. Somatosens Pain Rehab, 18(3), 92 (une page).

Girard, A., Murray, E., Bernardon, L. & Létourneau, É. (2021) ÉBAUCHE DE SYNTHÈSE Cothérapie avec, tour à tour, trois co-équipières : avantages et inconvénients. Somatosens Pain Rehab, 18(3), 83-91. Téléchargeable (15/11/2021) : https://www.neuropain.ch

References in English

Girard, A. (2021) PAINFUL ATMOSPHERE Nb 10 Ecoline painting on a canson paper. Somatosens Pain Rehab, 18(1), 22 (one page). Available (11/15/2021) : https://www.neuropain.ch

Spicher, C.J. & Etiévant, F. (2021) NO COMMENT Nb 38. Somatosens Pain Rehab, 18(1), 23 (one page). Available (11/15/2021) : https://www.neuropain.ch

Spicher, C.J. & Etiévant, F. (2021) NO COMMENT Nb 39. Somatosens Pain Rehab, 18(2), 55 (one page). Available (11/15/2021) : https://www.neuropain.ch

Girard, A. (2021) PAINFUL ATMOSPHERE Nb 13 Life is becoming possible. Somatosens Pain Rehab, 18(4), 122 (one page). Available (11/15/2021) : https://www.neuropain.ch

Literatur auf Deutsch

Girard, A. (2021) SCHMERZHAFTE STIMMUNG Nr. 12 Leben wird wieder möglich. Somatosens Pain Rehab, 18(3), 93 (eine Seite). Erhältlich (15/11/2021) : https://www.neuropain.ch

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