Les dérive de la pensée simplifiante et mutilante
Claude SPICHER[1]
Il y a 18 heures, j’ai rencontré une nouvelle perle pour notre collier de raisonnements cliniques les plus foireux ; ça faisait longtemps, mais là encore, je ne décolère pas, pour ne pas dire carrément que je suis furieux.
Ainsi, j’ai accueilli une jeune femme de 25 ans, avec en poche un bacc. + 5 - comme vous dites en France -, qui souffre depuis 26 mois de douleurs extrêmement fortement insupportables, minimisées par cette dernière à 4,7 cm sur une Echelle Visuelle ANALOGIQUE[2].
Et tenez-vous bien, une partie de la rééducation de sa main consiste à travailler la motricité fine de la prise tridigitale, du membre supérieur dominant, avec une lésion des nerfs collatéraux palmaires du nerf médian et un seuil de perception à la pression de 29 grammes sur la 3e phalange de l’index, territoire autonome de provenance cutanée de ce nerf. Dit autrement, la sensibilité tactile de cette phalange est pauvre - présentant une très forte hypoesthésie tactile - et la patiente se plaint de lâchage d’objets récurrents. (Tu m’étonnes). En neurophysiologie, Ernst Heinrich Weber avec son compas pour mesurer la discrimination tactile (1834), puis Friedrich Sigmund Merkel en décrivant ses ménisques(1885), puis Jean-Jacques Comtet (1987) ont démontré le lien entre ces lésions des neurofibres Aβ du système nerveux somatosensible et ce symptôme pathognomonique : le lâchage d’objet.
Comme si ce manquement professionnel ne suffisait pas, il a été doublé d’une assertion choquante d’un neurologue : « Comme vous êtes (hyper)sensible au toucher, c’est que vous n’avez pas de lésions ». Dans votre suffisance, Monsieur -je n’oserais vous affubler du titre de médecin-, vous avez omis de préciser qu’en effet la réaction au stimulus tactile non-nociceptif est interprété comme douloureux par les aires corticales de l’insula et du gyrus cingulaire antérieur, via les neurofibres en continuité, oui. Toutefois, cette perception « comme une sensation de brûlure qui s’éternise » provient de lésions du système nerveux somatosensible (Finnerup et al., 2016). En 1979, l’hyperesthésie est morte pour faire place à trois entités nosologiques distinctes, car Bill Noordenbos (NL), Harold Merskey (CDN) et Nikolai Bogduk (AUS) pressentaient, à raison, que les mécanismes neurophysiologiques de ces trois entités étaient distincts : ceux de l’allodynie (Aβ et C), de l’hyperalgésie (Aδ et C) et de l’hyperalgésie secondaire (en laboratoire). Depuis 2008, il est établi que l’allodynie mécanique statique est une HYPO-esthésie paradoxalement douloureuse au toucher (Spicher et al., 2008), corroborée par l’excellent ouvrage de synthèse de la Société Française pour l’Évalutation et le Traitement de la Douleur (Bouhassira & Attal, 2012).
Comme dit le dicton populaire : « Jamais deux sans trois ! » J’ajouterai que : « Deux c’est assez, trois c’est trop ! » Après la thérapeute de la main, puis le neurologue, cela a été à l’algologue d’un institut spécialisé de prescrire une dérive de la pensée simplifiante : un TENS pour interrompre les décharges électriques spontanées, oui, mais malheureusement en plaçant les électrodes au cœur d’un territoire allodynique au degré de sévérité grave !!! Je suis au regret de vous signifier Madame, que ceci fait partie des contre-indications formelles de l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale (Crépon et al., 2007) et de bien d’autres autrice·teurs (Bouhassira & Attal, 2012) : ne PAS positionner les électrodes sur un territoire allodynique ni sur les cinq niveaux segmentaires au-dessus de la racine correspondant à la branche cutanée présumée lésée ni au-dessous. La neurostimulation périphérique ne doit PAS augmenter les symptômes neuropathiques au toucher (Spicher et al. - 4e édition -, 2020). Pour les expert·es, la patiente, ayant subi ces agressions, souffre des conditions neuropathiques suivantes :
• Névralgie brachiale constante des nerfs collatéraux palmaires du nerf médian droit (stade IV de lésions axonales Aβ) ;
• Névralgie brachiale intermittente de la branche antérieure du nerf cutané médial de l’avant-bras[3] droit (stade III de lésions axonales Aβ) avec allodynie mécanique.
Pour celles et ceux qui prennent encore les patient·es pour des ignorant·es, remémorez-vous ce qu’Abû Ali Ibn Sînâ énonçait déjà il y a plus d’un millénaire : évaluez les الأعراض) al a’rad – symptômes) et les الدلایل) ad dala-ill – signes) – et NON le contraire ; l’anamnèse clinique des symptômes avant les signes d’examen clinique.
[1] Centre de rééducation sensitive ; Clinique Générale ; Rue Hans-Geiler 6 ; CH - 1700 Fribourg (Suisse) reeducation.sensitive@cliniquegenerale.ch
[2] Non pas une réponse à cette question si peu valide de : « Vous avez combien sur une échelle NUMÉRIQUE de 1 à 10 ? » qui fait faussement croire que le 7/10 de l’un · e est identique au 7/10 de l’autre.
[3] Cette branche cutanée est l’une des 39 branches du membre supérieur et ne fait PAS partie des trois seuls nerfs du membre supérieur évalués par neurographie sensitive pure
Références
• Bouhassira, D. & Attal, N. (2012). Douleurs neuropathiques (2ème édition). Paris : Arnette-Wolters Kluwer.
• Comtet, J.J. (1987). La sensibilité : physiologie, examen, principes de la rééducation de la sensation. Ann Chir Main, 6(3), 230-238.
• Crépon, F., Doubrère, J.F., Vanderthommen, M., Castel-Kremer, E. & Cadet, G. (2007). Electrothérapie : Electrostimulation. Encyclopédie Médico-Chirurgicale (EMC), Kinésithérapie-Médecine physiqueRéadaptation, 26-145-A-10, 1-19.
• Finnerup, N.B., Haroutounian, S., Kamerman, P. et al. (2016). Neuropathic pain: an updated grading system for research and clinical practice. PAIN®, 157(8), 1599–1606.
• Ibn Sînâ [1993] Al-Qânûn fî al-tibb. Beyrouth : éd. E.al-Qish et ‘A. Zay‘ûr
• Merkel, F. (1885). Handbuch der Topographischen Anatomie, T I. Braunschweig: Verlag von Friedrich Vieweg und Sohn.
• Spicher, C.J., Mathis, F., Degrange, B. et al. (2008). Static Mechanical Allodynia is a Paradoxical Painful Hypo-aesthesia: Observations derived from neuropathic pain patients treated with somatosensory rehabilitation. Somatosens Mot Res, 25(1), 77-92.
• Weber, E.H. (1834). De pulsu, resorptione, auditu et tactu. Leipzig : Koehler.