Liminalité des expériences de la douleur (4/4)

[Citation] : Masse, J., Dufort, M., Spicher, C. & Le Breton, D. (2018). EBAUCHE DE SYNTHESE Liminalité des expériences de la douleur. e-News Somatosens Rehab, 15(3), 117-124.

Julie Masse[1], Marylène Dufort[2], Claude Spicher[3] & David Le Breton[4]

 

La base de cet article est tirée de : TENIR. Douleur chronique et réinvention de soi aux Editions Métailié (Le Breton, 2017).

Selon le principe de cette rubrique, il a été repris pendant une année par des auteurs différents avec l’accord final des auteurs précédents. Vous retrouvez les versions précédentes à la suite de cet article.

 

En présence d’une douleur qui persiste, l’individu souffre, mais il est aussi en souffrance comme on dit d’une lettre qui n’a jamais atteint son destinataire, il est en suspension, en attente, provisoirement sans destination. Immergé dans sa situation liminaire (de limen : qui signifie seuil en latin), il n’est plus ici ni ailleurs, ni d’ici ni d’ailleurs, ni chair ni poisson.  La liminarité est un piétinement sur le seuil ; l’individu qui ne perd jamais tout à fait l’espoir de sortir de sa peine, il est marqué d’altérité, écartelé entre des repères qui ne s’appliquent plus vraiment à sa personne et qui retentissent sur son sentiment d’identité.

« La douleur est un sacré sauvage. Pourquoi un sacré ? Parce qu’en forçant l’individu à l’épreuve de la transcendance, elle le projette hors de lui-même, le révèle à des ressources propres dont il ignorait l’existence. Et sauvage parce qu’elle le fait en brisant son identité. Elle ne lui laisse pas le choix. Elle est l’épreuve du feu où le risque de brûlure est grand. » (Le Breton, 2012)

Non seulement la douleur modifie comment l’individu se sent, elle modifie aussi son lien social et la façon dont il se comporte (Sullivan, 2008). Inspiré de l’image proposée par René Descartes en 1662, Sullivan (2008) propose une vision large de l’expérience de la douleur, une big picture allant bien au-delà de nociception en considérant les aspects relationnels et comportementaux qui en font aussi partie (Fig. 1, page suivante).

Les humains sont des êtres occupationnels et ont le besoin et le droit d’effectuer et de s’engager dans des occupations – activités - porteuses de sens, de satisfaction et de bien-être (Townsend & Polatajko, 2013). Plus du tiers des individus qui vivent avec une douleur chronique ont du mal à maintenir leur style de vie habituel (OMS, 2004) et, à l’inverse, leurs patrons occupationnels actuels peuvent avoir un impact sur les aspects physiques, affectifs, cognitifs et sociaux de leur expérience de la douleur (Robinson et al., 2011; Andrews et al., 2012, 2015, 2016). Lorsqu’elle envahit les vies, cette douleur désoriente, elle fait craindre le pire. Elle peut susciter l’incompréhension, parfois même la stigmatisation (Griensven van et al., 2014). Tandis qu’il cherche des réponses, l’individu qui souffre s’éloigne de ses habitudes, de ses responsabilités. Ses projets sont suspendus sans qu’il en ait acquis d’autres. Il fait, souvent à contrecoeur, le deuil de son image de soi antérieure (Griensven van et al., 2014) et anticipe la suite.

Fig. 1 : Big picture : un modèle bio-psycho-moteur de la douleur (adapté de Sullivan, 2008).

La question de l’identité

Il s’agit ici de tenter de comprendre comment se brise, puis se re-construit, tant bien que mal, cette identité. Victor Turner (2008, [1969]) a étudié le processus des rituels de passage de certaines communautés et en distingue trois phases :

1.      La séparation ;
2.      La liminalité liminality ;
3.      La réagrégation reaggregation.

Il est intéressant de noter que ces phases s’apparentent au processus de deuil de perte d’intégrité corporelle (Simonet, 1993, 1994) qui se termine par la phase de ré-investissement lorsque le patient commence à pouvoir entrer en ré-éducation.  Dans le processus de perte d’intégrité corporelle, il est fécond de comprendre que cette transition entre deux états comprend une phase d’errance et de flottement (Simonet, 1993, 1994) où il peut être difficile de trouver un accordage entre le patient qui flotte et le thérapeute qui se situe dans une autre temporalité, voire même dans un autre espace. En ce sens, le patient douloureux chronique pourrait être vu tel un funambule. Suspendu à travers le temps, habité par un vide, s’accrochant, pas à pas, à la vie, isolé, n’ayant en tête que le souffle du dernier espoir pour atteindre l’autre rive, l’autre monde qui l’attend.

Dans les situations de douleur, plus encore quand celle-ci se chronicise, l’individu se défait souvent bien malgré lui de ses responsabilités, décroche du lien social ordinaire, et entre dans la liminalité, c’est-à-dire l’insaisissable du sens. Il n’est plus la personne qu’il était, ni celle qu’il serait s’il était soulagé de ses maux, il ne se reconnaît plus, coupé de ses attributs. L’ancien sentiment d’identité est trop altéré pour qu’il s’y reconnaisse autrement que sous une forme nostalgique et pénible. « Je ne suis plus la personne que j’étais, je n’arrive plus à rien, je ne sers plus à rien » mais il ignore encore ce qu’il est devenu puisqu’il se perçoit surtout en termes de manque, de mutilation, dans l’attente d’un soulagement toujours remis à plus tard. Il oscille alors entre un avant et le fantasme d’un après qui ne cessent de se dérober puisque la souffrance persiste en dépit de ses efforts à trouver une solution. Elle l’absorbe totalement. Phase ambigüe où les repères de sens se distendent. La personne douloureuse chronique est devenue l’ombre d’elle-même. Elle erre à travers le temps. Chaque jour devient de plus en plus lourd, elle a l’impression d’avoir tout perdu, de n’être plus rien. Comme si la douleur avait effacé l’essence de son être, comme si la douleur l’avait condamnée à revivre la même journée perpétuellement jusqu’au jour où elle trouverait la faille de cette éternelle continuité.

« …Thomas, en ce moment, tombe dans un gouffre. Cinq minutes auparavant, il était tranquille […] et voici que maintenant, il tombe.  Le passage brutal d’un état de stabilité à un état d’apesanteur totale fait partie de la douleur, mais le pire reste le gouffre lui-même. Si le gouffre était à l’extérieur de lui, il pourrait toujours le repousser, quitte à ramper pour s’en éloigner, mais il est le gouffre, il est à la fois celui qui tombe et l’orifice béant, horrifiant dans lequel il tombe. Tout se dérobe sous ses pieds, tous les points de repères accumulés laborieusement au fil de son existence […] il est en danger, en danger bien pire que la mort, et il ne s’en sortira pas seul. » (Proulx, 2015)

La question du lien social

Quand elle s’incruste dans l’existence et se fait plus accaparante, la douleur coupe avec l’environnement et décroche des manières d’être ensemble. Ainsi, la liminalité qualifie tout autant une situation de flottement au sein du lien social qui ne sait plus comment définir et saisir l’individu qui en devient encore plus vulnérable. Il ne possède plus de modèles auxquels s’identifier et traverse une période où il manque de prise sur le lien social hormis à travers la douleur qui devient la seule médiation. Dans la liminalité, il n’est plus soutenu par une trame symbolique qui le rassure sur lui-même et sur ses relations aux autres, son expérience et ses comportements sont trop déconcertants, il est livré à lui-même mais soumis en permanence au jugement extérieur qui l’enferme dans une situation inconfortable. Ce jugement des autres effrite peu à peu son être. Les gens qui l’entourent ne le comprennent plus, ne le reconnaissent plus, les repères habituels s’effacent. Il doit se justifier aux autres, sans être capable de justifer à lui-même ce qu’il est devenu où ce qu’il croit devenir.

Les situations ambiguës, les individus, les objets qui dérogent aux classifications usuelles peuvent être associés à des dangers et à des pouvoirs. Ils déstabilisent le système de sécurité ontologique qui soutient le lien social. Ils sont considérés comme « impurs » (Douglas, 1971), dangereux, on ne sait trop comment les prendre car ils échappent de partout tout en contaminant les interactions du fait de leur présence. La personne douloureuse chronique est porteuse de ce pouvoir d’érosion du sens, et donc de menace par contagion à ceux inopinément mis en sa présence. Les gens ont peur de sombrer avec elle, c’est pourquoi souvent ils la rejettent, la délaissent au fil des mois, des années qui passent. Ni visiblement malade ni en bonne santé, ni soi-même ni tout à fait un autre, en marge de son existence ancienne, elle n’entre pas dans les systèmes de nomenclature, elle est en porte-à-faux avec le lien social ordinaire.

Si le gouffre était à l’extérieur de lui, il pourrait toujours le repousser, quitte à ramper pour s’en éloigner, mais il est le gouffre, il est à la fois celui qui tombe et l’orifice béant, horrifiant dans lequel il tombe.

« …les personnes qui souffrent, au sein d’une société et d’une culture, approchent insidieusement la frontière floue de l’exclusion. » (Griensven van et al., 2014).

Selon les appartenances sociales et culturelles, tout événement affectant l’intégrité du corps s’accompagne d’une marge diffuse de douleur et de comportements qui paraissent légitimes aux yeux de l’individu qui souffre et du groupe qui en témoigne. Des formes ritualisées, et donc familières, modèlent les expressions individuelles de la plainte. L’expérience du groupe amène à une évaluation relative de la souffrance imputable à l’événement et une manière de le vivre et de le dire aux autres à son entour. Les attentes sociales sont relâchées, empreintes d’indulgence. Une intervention chirurgicale, une carie, un mal de dos ou une migraine, une pathologie cutanée ou intestinale, un accouchement, une blessure suscitent les commentaires de ceux qui en ont déjà l’expérience ou en ont entendu parler. L’individu momentanément souffrant est alors l’objet d’une attention particulière de la part de son entourage, relevé de ses tâches habituelles, excusé de ses maladresses s’il y a lieu (Le Breton, 2012). Il délaisse ses obligations ou ses usages et s’en remet aux autres compréhensifs et conciliants qui autorisent même une régression affective et des comportements qui ne seraient guère acceptables dans d’autres circonstances.  En revanche, lorsqu’une souffrance affichée déborde par sa durée ou sa dramatisation les attentes habituelles, alors on soupçonne volontiers la complaisance, la simulation, l’exagération. Dans un contexte social où il est de rigueur d’endurer sa peine en silence, avec discrétion, « en prenant sur soi », la personne submergée qui donne libre cours à la plainte encourt l’étonnement ou la réprobation, sa réputation court un risque. En outre, cette entorse à la sobriété coutumière dans une telle situation suscite des attitudes opposées à celles souhaitées : la compassion cède le pas à la gêne, l’aide à l’agacement (Le Breton, 2007). Mais nul n’ignore le danger de donner l’impression de camper sur ses positions en profitant des tolérances sociales, les situations de marges sont toujours en principe limitées dans le temps.

Toute douleur est en principe promise à disparaître, elle « doit » être temporaire et traitable. L’individu qui souffre s’attend à ce que sa vie normale soit éventuellement restaurée (Griensven van et al., 2014). Les ressources culturelles sont par contre défaillantes au regard de celle qui s’incruste et devient chronique (Hilbert, 1984). Au départ, quand elle survient, nul n’envisage qu’elle persiste aussi longtemps. Mais étalée dans le temps, interminable, elle ébranle en profondeur l’individu, déroute les attentes et les codes sociaux, provoque la gêne de l’entourage ou des autres interlocuteurs, elle perturbe les routines médicales et met en échec les ressources du traitement. Les relations familiales, sociales et professionnelles sont ébranlées. Alors il n’existe plus de modes d’emploi pour se situer face aux autres avec une légitimité incontestable. En porte-à-faux avec son existence coutumière, l’individu entre dans une situation de marge sans disposer des passerelles pour rejoindre les autres en toute évidence. La tolérance sociale envers la suspension de ses responsabilités est bornée par le temps et la patience de son entourage. Les autres ne savent pas par quel bout le prendre et leur difficulté à se mettre un instant à sa place est d’autant plus entravée que la douleur des autres est souvent sous-évaluée (Le Breton, 2004).

Si l’individu ne parvient pas à la contrôler, il risque d’être anéanti par sa douleur. Si l’individu trouve la force et le support requis pour l’affronter, elle commencera à s’estomper peu à peu, telle la marée.  Elle débouchera alors peut-être sur une phase de réagrégation, c’est-à-dire de reconstruction d’un ordre commun.

« La tâche de la clinique est justement de ressaisir l’unité de la personne, particulièrement en prenant en compte son histoire de vie. » (Le Breton, 2018)

La question des occupations

L’immersion dans la souffrance induit une expérience de la solitude, le sentiment d’un exil hors de sa vie familière tout en l’ayant jamais quittée. La faculté d’intervenir sur le cours des choses s’amenuise. La douleur désapprend les choses élémentaires de la vie quotidienne en les rendant malaisées à exécuter. L’individu éprouve du mal à réaliser et s’engager dans les moindres détails de son quotidien, les deuils occupationnels s’accumulent. Chaque jour est un effort à accomplir avec à son horizon une multitude de gestes pénibles. À l’une extrême du spectre, il endurera cette douleur coûte que coûte (Hasenbring et Verbunt, 2010), tandis qu’à l’opposé, il évitera les activités qui exacerbent cette douleur (Vlayen, 2009). Toute l’évidence de vivre est dans les deux cas perdue. L’individu est astreint à une autre existence, à réapprendre une vie qui lui échappe et avec laquelle il élabore d’innombrables compromis, invente des stratagèmes pour continuer à exister.

« La douleur emprisonne le temps, elle prive l’individu de ses attentes, de ses surprises, elle trace une ornière dans la durée avec le sentiment d’y être embourbé sur un mode irrémédiable même s’il continue à se battre, à chercher de solutions. L’individu est dans l’indifférenciation du temps, il n’est plus dans la durée, mais dans la persistance du mal. » (Le Breton, 2010)

L’histoire occupationnelle du patient est assurément un autre élément clé pour comprendre la liminarité des expériences de la douleur.  L’ergothérapeute s’y penchera en adoptant une vision holistique (Fisher et al., 2007; Skutjar et al., 2010 ; Robinson et al., 2011; Hill, 2016) et en mettant à profit le potentiel thérapeutique de l’activité (Townsend & Polatajko, 2013).  Il offrira un point d’appui au funambule pour l’accompagner dans un processus de changement, pour l’aider à apercevoir et à atteindre son nouvel équilibre de vie.

Le retour à l’autonomie après quelques jours, voire quelques semaines, est une valeur et une attente à laquelle nul ne déroge. La douleur doit marquer sa rémission après une période raisonnable, et l’individu assumer de nouveaux ses rôles. Sinon sa crédibilité est menacée. La période de retrait, si elle dure, finit par susciter un soupçon de complaisance et l’indisposition de l’entourage, de l’établissement et de l’entreprise où il travaille et même de certains soignants qu’il consulte dans sa quête de réponses et de solutions. L’ensemble des réseaux auxquels il participe entre dans une zone de turbulence. Ainsi, la douleur chronique est une affection non seulement organique et sociale, mais éminemment occupationnelle car elle retentit avec force sur la plupart des activités porteuses de sens, de satisfaction et de bien-être. Elle soulève maintes questions d’ajustement de la part de l’individu touché et des gens qu’il côtoie. Ce processus de rétablissement est sommairement illustré de différentes façons dans la figure 2.

« En présence de douleur chronique, nous sommes amenés à modifier notre niveau d’activité, à choisir de nouvelles activités et à changer nos habitudes. [...] En s’engageant dans des occupations significatives et plaisantes on peut arriver à ressentir moins de douleur. » (Fisher, 2007)

Figure 2 : La liminalité pouvant correspondre à diverses phases de transition selon différentes perspectives théoriques.

Pour conclure, AVANT de débuter une prise en charge d’un patient douloureux chronique, de tenter de lui redonner espoir et de poser des objectifs de traitement, il y a lieu de comprendre que cette prise en charge s’inscrit dans un APRÈS. Ainsi, le commencement de cette rencontre débute par l’accueil du patient comme il est - et non comme nous voudrions qu’il soit -, c’est-à-dire du patient dans sa phase de liminalité. Le processus de changement sera complexe et non-linéaire et nécessitera une approche centrée sur le patient, ses besoins, ses attentes et ses motivations.  Il mettra à profit son ambivalence (Miller & Rollnick, 2013).  Rien n’est gagné d’avance.

« Comme ces choses se disent vite qui ont pourtant trempé et macéré sans fin dans un brouet d’espoir et de détresse ! La longue gestation de tout changement reste invisible à l’œil ! » (Singer, 2006)

Entant que thérapeute nous veillons à acceuillir et comprendre la big picture (Fig. 1) de sa propre expérience de la douleur pour ainsi tendre à notre funambule, une perche qui malheureusement ne lui offrira aucune garantie. Cet accompagnement contribuera à tout le moins à le rassurer (Main, Sullivan & Watson, 2008), à lui permettre de tenir, bien que mal, et d’inventer le nouvel équilibre de son être et de sa vie, dans les moindres recoins du quotidien.

 

Liste des références bibliographiques

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[1] Erg. M.Sc., Professeure agrégée de clinique, Programme d’ergothérapie, École de réadaptation, Faculté de Médecine, Université de Montréal, H3C 3J7 Montreal (Qc), Canada j.masse@umontreal.ca

[2] RSDC®, BSc erg., 431, Bd Adolphe Chapleau; J6Z 1H9 Bois-des-Filion (Qc), Canada

[3] Thérapeute de la main certifié suisse (2003 – 2028), Centre de rééducation sensitive du corps humain, Clinique Générale, Fribourg (Suisse)

[4] Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France et de l’Institut des études avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS : University of Strasbourg Institute for Advanced Studies).

 

 

Liminalité des expériences de la douleur (3/4)

[Citation] : Dufort, M., Spicher, C. & Le Breton, D. (2018). EBAUCHE DE SYNTHESE Liminalité des expériences de la douleur. e-News Somatosens Rehab, 15(2), 63-71.

Marylène Dufort[1], Claude Spicher[2] & David Le Breton[3]

L’individu en proie à la douleur chronique souffre, mais il est aussi en souffrance comme on dit d’une lettre qui n’a jamais atteint son destinataire, il est en suspension, en attente, provisoirement sans destination. Immergé dans sa situation liminaire, il n’est plus ici ni ailleurs, ni d’ici ni d’ailleurs, ni chair ni poisson, il est marqué d’altérité, écartelé entre des repères qui ne s’appliquent pas à sa personne et qui retentissent sur son sentiment d’identité.

« La douleur est un sacré sauvage. Pourquoi un sacré ? Parce qu’en forçant l’individu à l’épreuve de la transcendance, elle le projette hors de lui-même, le révèle à des ressources propres dont il ignorait l’existence. Et sauvage parce qu’elle le fait en brisant son identité. Elle ne lui laisse pas le choix. Elle est l’épreuve du feu où le risque de brûlure est grand. » (Le Breton, 1995)

Cette douleur désoriente, fait peur, écrase, met en morceaux. Elle fait craindre le pire, résigne, s’empare des moindres parcelles d’espoir rencontrées lorsqu’elle envahit les vies. Si l’individu ne parvient pas à contrôler la douleur, il risque d’être anéanti, car elle n’aura aucune pitié, aucun sentiment, aucun pardon. En revanche, si l’individu trouve en lui la force de l’affronter, elle commencera à se retirer peu à peu, telle la marée.

La question ici est de tenter de comprendre comment se brise, puis se re-construit, tant bien que mal, cette identité. Victor Turner (2008, [1969]) a étudié le processus des rituels de passage de certaines communautés[1] i.e. les Ndembu en Zambie. Il a notamment étendu son analyse aux communautés hippies. Il distingue trois phases dans ces rituels :

1.     La séparation ;
2.     La liminalité liminality ;
3.     La réagrégation reaggregation.

Il est intéressant de noter que ces phases s’apparentent au processus de deuil de perte d’intégrité corporelle (Simonet, 1993, 1994) qui se termine par la phase de ré-investissement lorsque le patient commence à pouvoir entrer en ré-éducation.

Cependant, n’anticipons pas et commençons par la description de la liminalité (de limen : qui signifie en latin le seuil[2]) selon la méthode d’anthropologie structurale (Lévi-Strauss, 1964). L’ethnologue français Claude Levi-Strauss a proposé de décrire des catégories empiriques en énonçant des doubles contraires : le cru et le cuit, le frais et le pourri, le mouillé et le brûlé, etc. La fécondité de ces antinomies est bien connue lorsque nous demandons à une personne trahie quel est le contraire de l’amour ; la réponse n’étant bien sûr pas la haine qui l’habite, mais l’indifférence. Autrement dit, la perspective du double contraire amour-indifférence permet de quitter le plus-que-présent ; du moins pour un instant.

Turner (2008 [1969]) décrit la phase de liminalité par vingt-cinq doubles contraires dont voici neuf exemples (Tableau I) :

Tableau I : la phase de liminalité – entre séparation et réagrégation – décrite par neuf doubles contraires (d’après Turner, 2008).

Dans le processus de perte d’intégrité corporelle, il est fécond de comprendre que cette transition entre deux états comprend une phase d’errance et de flottement (Simonet, 1993, 1994) où il est si difficile de trouver un accordage entre le patient qui flotte et le thérapeute qui se situe dans une autre temporalité, voire même dans un autre espace. Une métaphore de ce passage d’un état à un autre, tout en passant par une phase de brouillard, est la mitose. La division cellulaire passe par des étapes. Cependant, la phase entre l’état d’une cellule à sa réagrégation en deux cellules passe par une phase de transition nébulleuse qui ne peut être observée.

La liminalité est toujours ambigüe pour le lien social, pour l’individu concerné également, car il devient de ce fait vulnérable. Il ne possède plus de modèles auxquels s’identifier, il traverse une période où il manque de prise sur le lien social hormis à travers la douleur qui devient la seule médiation.

Le patient douloureux chronique pourrait être vu tel un funambule. Suspendu à travers le temps, habité par un vide, s’accrochant pas à pas à la vie, isolé, n’ayant en tête que le souffle du dernier espoir pour atteindre l’autre rive, l’autre monde qui l’attend.

Dans les situations de douleur, plus encore quand celle-ci se chronicise, l’individu décroche du lien social ordinaire, se défait de ses responsabilités, il entre dans la liminalité, c’est-à-dire l’insaisissable du sens, et le lien social ne sait plus comment le définir et le saisir. Il n’est plus la personne qu’il était, ni celle qu’il serait s’il était soulagé de ses maux, il ne se reconnaît plus, il est encore dans les limbes, coupé de ses attributs. L’ancien sentiment d’identité est trop altéré pour qu’il s’y reconnaisse autrement que sous une forme nostalgique et pénible. « Je ne suis plus la personne que j’étais » mais il ignore encore ce qu’il est devenu puisqu’il se perçoit surtout en termes de manque, de mutilation, dans l’attente d’un soulagement toujours remis à plus tard. Il oscille alors entre un avant et le fantasme d’un après qui ne cessent de se dérober puisque la souffrance persiste en dépit de ses efforts à trouver une solution. Elle l’absorbe totalement. Il en devient le satellite. Phase ambigüe où les repères de sens se distendent. La personne douloureuse chronique est devenue l’ombre d’elle-même. Elle erre à travers le temps ; chaque jour, chaque minute, elle devient de plus en plus lourde. Elle a l’impression d’avoir tout perdu, de n’être plus rien ; comme si la douleur avait effacé l’essence de son être, comme si la douleur l’avait condamnée à revivre la même journée perpétuellement jusqu’au jour où elle trouverait la faille de cette éternelle continuité.

La liminalité qualifie une situation de flottement au sein du lien social, hors des cadres habituels. Elle est durable, parfois définitive si elle ne débouche pas sur une phase de réagrégation, c’est-à-dire de retour de l’ordre commun. Elle est un piétinement sur le seuil, car la personne ne perd jamais tout à fait l’espoir de sortir de sa peine. Si elle participe encore au lien social, elle n’en a plus toutes les prérogatives. « Les entités liminaires ne sont ni ici ni là : elles sont dans l’entre-deux, entre positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial […]. Ainsi la liminalité est souvent assimilée à la mort, l’existence utérine, l’invisibilité, l’obscurité, la bisexualité, le désert, une éclipse de soleil ou de lune », dit Turner (1992). Elle suspend l’identité de la personne, ses anciennes responsabilités sont défaites sans qu’il en ait acquis d’autres. Elle traduit un univers de chaos du sens, d’ambiguïté, de contradiction, d’effervescence, où les repères s’effacent. Dans la liminalité, la personne n’est plus soutenue par une trame symbolique qui la rassure sur elle-même et sur ses relations aux autres, son expérience et ses comportements sont trop déconcertants, elle est livrée à elle-même mais soumise en permanence au jugement extérieur qui l’enferme dans cette situation inconfortable. Ce jugement des autres effrite peu à peu son être. Ces gens qui l’entourent ne la comprennent plus, ne la reconnaissent plus. Elle doit se justifier aux autres, sans être capable de se justifer à elle-même ce qu’elle est devenue ou ce qu’elle croit devenir.

Si l’individu est lui-même en porte-à-faux à l’intérieur du lien social, les autres ne savent pas non plus par quel bout le prendre. Tous les repères sont désorientés. La difficulté à se mettre un instant à sa place est d’autant plus entravée que la douleur des autres est toujours sous-évaluée (Le Breton, 2004).

Les situations ambiguës, les individus, les objets qui dérogent aux classifications usuelles sont associés à des dangers et à des pouvoirs. Ils déstabilisent le système de sécurité ontologique qui soutient le lien social. Ils sont considérés comme « impurs » (Douglas, 1971), dangereux, on ne sait trop comment les prendre car ils échappent de partout tout en contaminant les interactions du fait de leur présence. La personne douloureuse chronique est porteuse de ce pouvoir d’érosion du sens, et donc de menace par contagion à ceux inopinément mis en sa présence. Les gens ont peur de sombrer avec elle. C’est pourquoi souvent ils la rejettent, la délaissent au fil des mois, des années qui passent. Ni malade ni en bonne santé ni soi-même ni tout à fait un autre, en marge de leur existence ancienne, elle n’entre pas dans les systèmes de nomenclature, elle est en porte-à-faux avec le lien social ordinaire.

L’immersion dans la souffrance induit une expérience de la solitude, le sentiment d’un exil hors de sa vie familière tout en l’ayant jamais quittée, mais avec le sentiment de la voir derrière une vitre. La faculté d’intervenir sur le cours des choses s’amenuise. La douleur désapprend les choses élémentaires de la vie personnelle en les rendant malaisées à exécuter. Toute l’évidence de vivre est perdue. Chaque jour est un effort à accomplir avec à son horizon une multitude de gestes pénibles. L’individu est astreint à une autre existence, à réapprendre une vie qui lui échappe et avec laquelle il élabore d’innombrables compromis, invente des stratagèmes pour continuer à exister mais en évitant les activités ou les gestes qui lui induisent la souffrance. Quand elle s’incruste dans l’existence et se fait plus accaparante, la douleur amoindrit le lien social antérieur, elle coupe avec l’environnement et décroche des manières d’être ensemble.

Selon les appartenances sociales et culturelles, tout événement affectant l’intégrité du corps s’accompagne d’une marge diffuse de douleur et de comportements qui paraissent légitimes aux yeux du groupe. Des formes ritualisées, et donc familières, modèlent les expressions individuelles de la plainte. L’expérience du groupe amène à une évaluation relative de la souffrance imputable à l’événement et une manière de le vivre et de le dire aux autres à son entour. Les attentes sociales sont relâchées, empreintes d’indulgence. Une intervention chirurgicale, une carie, un mal de dos ou une migraine, une pathologie cutanée ou intestinale, un accouchement, une blessure suscitent les commentaires de ceux qui en ont déjà l’expérience ou en ont entendu parler. En revanche, si une souffrance affichée déborde par sa durée ou sa dramatisation les attentes habituelles, alors on soupçonne volontiers la complaisance, la simulation, l’exagération. S’il est de rigueur d’endurer sa peine en silence, avec discrétion, « en prenant sur soi », la personne submergée qui donne libre cours à la plainte encourt l’étonnement ou la réprobation, sa réputation court un risque. En outre, cette entorse à la sobriété coutumière dans une telle situation suscite des attitudes opposées à celles souhaitées : la compassion cède le pas à la gêne, l’aide à l’agacement (Le Breton, 2007). Mais nul n’ignore le danger de donner l’impression de camper sur ses positions en profitant des tolérances sociales, les situations de marges sont toujours en principe limitées dans le temps.

Ainsi toute douleur est en principe promise à disparaître. Les ressources culturelles sont défaillantes au regard de celle qui s’incruste et devient chronique (Hilbert, 1984). Au départ, quand elle survient, nul n’envisage qu’elle persiste aussi longtemps. Mais étalée dans le temps, interminable, elle ébranle en profondeur l’individu, déroute les attentes et les codes sociaux, provoque la gêne de l’entourage ou des autres interlocuteurs, elle perturbe les routines médicales et met en échec les ressources du traitement. Les relations familiales, sociales ou professionnelles sont ébranlées. Alors il n’existe plus de modes d’emploi pour se situer face aux autres avec une légitimité incontestable. En porte-à-faux avec son existence coutumière, l’individu entre dans une situation de marge sans disposer des passerelles pour rejoindre les autres en toute évidence. La tolérance sociale envers la suspension de ses responsabilités est bornée par le temps et la patience de son entourage.

« La tâche de la clinique est justement de ressaisir l’unité de la personne, particulièrement en prenant en compte son histoire de vie. » (Le Breton, 2018)

S’il s’agit d’une douleur aigüe ou d’une maladie, d’un état de fatigue ou d’un malaise, des formes de ritualisation des circonstances de mise à mal sont disponibles. L’individu momentanément souffrant est l’objet d’une attention particulière de la part de son entourage, relevé de ses tâches habituelles, excusé de ses maladresses s’il y a lieu (Le Breton, 2012). Il délaisse ses obligations ou ses usages et s’en remet aux autres compréhensifs et conciliants qui autorisent même une régression affective et des comportements qui ne seraient guère acceptables dans d’autres circonstances.

En principe, le retour à l’autonomie et au travail, après quelques heures ou quelques jours, est une valeur à laquelle nul ne déroge. La douleur doit marquer sa rémission après une période raisonnable, et l’individu retrouver ses engagements sociaux. Sinon sa crédibilité est menacée. La période de retrait, si elle dure, finit par susciter un soupçon de complaisance et l’indisposition de l’entourage, de l’établissement et de l’entreprise où il travaille. L’ensemble des réseaux auxquels il participe entre dans une zone de turbulence. La douleur chronique est une affection non seulement organique, mais surtout sociale car elle retentit avec force sur les relations aux autres. Si elle est de naissance ou inscrite de longue date dans l’existence, elle oriente les rencontres et les interactions depuis longtemps, et les partenaires, pour la plupart, ont appris à composer avec la situation. Mais si elle est survenue plus soudainement dans l’existence pour s’y installer à demeure, elle soulève maintes questions d’ajustement de la part de l’individu touché et de ses proches.

Une rupture des familiarités de l’existence à cause de son état est toujours promesse de désordre pour l’individu et pour le tissu social où il vit. La persistance de la douleur amène à une échappée hors des codes qui prennent en compte les complexités et les ambivalences du lien social pour leur donner un cadre. Brisure des systèmes d’attente de l’existence courante, elle évoque une incise soudaine de sacré qui non seulement arrache l’individu aux rôles attendus mais le rend aussi insaisissable, dangereux, car une part d’imprévisible brouille toutes les relations avec lui. Le corps douloureux chronique est un corps transgressif qui met à mal les défenses du valide qui supporte mal de se confronter à une image possible de lui-même intolérable, à un miroir brisé. L’identification de sa personne ne se fait que dans le contexte de l’affection à son égard, sinon elle est mise à mal. Les personnes qui le fréquentent ne savent plus comment l’appréhender, elles sont démunies, car les codes de civilité en vigueur glissent sur lui sans plus avoir aucune prise.

« La douleur emprisonne le temps, elle prive l’individu de ses attentes, de ses surprises, elle trace une ornière dans la durée avec le sentiment d’y être embourbé sur un mode irrémédiable même s’il continue à se battre, à chercher de solutions. L’individu est dans l’indifférenciation du temps, il n’est plus dans la durée, mais dans la persistance du mal. » (Le Breton, 2010)

La durée de la peine endurée par des douleurs chroniques est tout de même souvent assortie d’une date, en année, en mois, en jour, voire en heure. « Depuis combien de temps avez-vous trop mal ? » « Depuis le 11 avril 2007 à 11H. » Il s’agit, en conséquence, de savoir que le patient a trop mal depuis trop longtemps, d’en évaluer sa durée – en mois –, mais aussi de dater précisément le début de cette phase de séparation (Fig. 1) avec son ancienne existence corporelle, affective-émotionnelle et sociale. Il ne faut en effet pas omettre que :

« Penser le corps est une autre manière de penser le monde et le lien social : un trouble introduit dans la configuration du corps est un trouble introduit dans la cohérence du monde. » (Le Breton, 1999)

Fig. 1 : Le fracas ou la séparation précèdent la phase d’errance, de flottement ou de liminalité selon plusieurs processus.

Dans le processus de résilience, cette étape initiale de séparation – aussi trop souvent omise – est nommée : le fracas (Cyrulnik, 2016). Dans le processus de deuil, cette étape initiale est, elle, nommée : la prise de conscience de l’issue fatale (Kubler-Ross, 1975). AVANT de débuter une prise en charge d’un patient douloureux chronique, de tenter de lui redonner espoir et de poser des objectifs de traitement, il y a lieu de comprendre qu’il ne s’agit que d’un APRES. Le vrai commencement d’une rencontre débute par l’accueil du patient comme il est - et non comme nous voudrions qu’il soit -, c’est-à-dire du patient dans sa phase de liminalité. Parfois, nous nous demandons : Comment était cet individu avant ? Ne cherchons plus ces réponses, car elles ne pourront pas nous guider. La douleur a modifié cet AVANT, il n’existe plus. Acceptons cette personne telle qu’elle est le jour où elle entre dans notre bureau et éclairons-la dans cette phase de liminalité. Si nous réussissons, elle se transformera sous nos yeux vers cet APRÈS.

C’est pour cette raison, qu’être en accordage avec ces différentes dimensions du phénomène de la douleur présuppose une prescience, ou du moins, une perception qui va au-delà et en-deça de la dénotation verbale : une perception de la tonalité et de la couleur du phénomène de la douleur.

« Comme ces choses se disent vite qui ont pourtant trempé et macéré sans fin dans un brouet d’espoir et de détresse ! La longue gestation de tout changement reste invisible à l’œil ! » (Singer, 2006)

Au-delà de tous ces principes et de toutes ces connaissances, ce qui fait de nous ce que nous sommes comme thérapeute est sans aucun doute notre façon d’apprivoiser cette douleur. Ainsi, nous pourrons offrir à notre funambule, une perche qui malheureusement ne lui offrira aucune garantie. Cependant, elle pourra lui donner une parcelle de confiance qui lui permettra de retrouver l’équilibre de son être dans un avenir incertain.

 

Liste des références bibliographiques

  • Cyrulnik, B. (2016). Ivres paradis, bonheurs héroïques. Paris : Odile Jacob.

  • Douglas, M. (1971). De la souillure : essai sur la notion de pollution et de tabou. Paris : Maspero.

  • Hilbert, R. A. (1984). The acultural dimensions of chronic pain : flawed reality construction and the problem of meaning. Social problems, 13(4), 365 – 378.

  • Kubler-Ross, E. (1975 [1969]). Les derniers instants de la vie. Genève : Labor et Fides. En 1969, l’édition originale est parue en anglais sous : On Death and Dying.

  • Le Breton, D. (1995). Anthropologie de la douleur. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (1999). L’adieu au corps. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2004). Anthopologie des émotions. Paris : Poche.

  • Le Breton, D. (2007). En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2010). Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2012). Anthropologie de la douleur (2e édition). Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2017). TENIR. Douleur chronique et réinvention de soi. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2018). Pour une médecine de la personne. e-News Somatosens Rehab, 15(1), 2-4.

  • Levi-Strauss, C. (1964). Mythologiques tome 1 : le cru et le cuit. Paris : Plon.

  • Simonet, V. (1993). Diplôme pour l’obtention du diplôme d’ergothérapie : L’ergothérapie et la souffrance engendrée par l’atteinte de l’intégrité corporelle. Lausanne : Ecole d’Etude Sociale et Pédagogique (EESP).

  • Simonet, V. (1994). L’ergothérapeute face à une intégrité corporelle blessée. In M.H. Izard, M. Moulin & R. Nespoulous (Eds.), Expériences en ergothérapie, 7e série, (pp. 241-247). Montpellier, Paris: Sauramps médical.

  • Singer, Ch. (2006). Seul ce qui brûle. Paris : Albin Michel.

  • Turner, V. (1990). Le phénomène rituel. Structure et contre-structure. Paris : PUF.

  • Turner, V. (2008 [1969]). The Ritual Process. Structure and Anti-Structure. (2nd ed.). Piscataway (NJ) : Aldine Transaction.

[1] Il préfère cependant le terme latin communitas à community.

[2] En théologie, le préambule qui introduit le contexte est nommé : liminaire.

[1] RSDC®, BSc erg., 431, Bd Adolphe Chapleau; suite 101 ; J6Z 1H9 Bois-des-Filion (Qc), Canada info@cliniquephysioergo.com

[2] Thérapeute de la main certifié suisse (2003 – 2028), Centre de rééducation sensitive du corps humain, Clinique Générale, Fribourg (Suisse) et Collaborateur scientifique, Unité de physiologie, Faculté de science et de médecine, Université de Fribourg

[3] Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France et de l’Institut des études avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS : University of Strasbourg Institute for Advanced Studies).

 

 

Liminalité des expériences de la douleur (2/4)

[Citation]: Spicher, C. & Le Breton, D. (2018). EBAUCHE DE SYNTHESE Liminalité des expériences de la douleur. e-News Somatosens Rehab, 15(1), 6-14.

Claude Spicher[1] & David Le Breton[2]

Liminaire

L’individu en proie à la douleur chronique souffre, mais il est aussi en souffrance comme on dit d’une lettre qui n’a jamais atteint son destinataire, il est en suspension, en attente, provisoirement sans destination. Immergé dans sa situation liminaire, il n’est plus ici ni ailleurs, ni d’ici ni d’ailleurs, ni chair ni poisson, il est marqué d’altérité, écartelé entre des repères qui ne s’appliquent pas à sa personne et qui retentissent sur son sentiment d’identité.

« La douleur est un sacré sauvage. Pourquoi un sacré ? Parce qu’en forçant l’individu à l’épreuve de la transcendance, elle le projette hors de lui-même, le révèle à des ressources propres dont il ignorait l’existence. Et sauvage parce qu’elle le fait en brisant son identité. Elle ne lui laisse pas le choix. Elle est l’épreuve du feu où le risque de brûlure est grand. » (Le Breton, 1995)

La question est de tenter de comprendre comment se brise, puis se re-construit, tant bien que mal, cette identité. Victor Turner (2008, [1969]) a étudié le processus des rituels de passage de certaines communautés[1] i.e. les Ndembu en Zambie. Il a notamment étendu son analyse aux communautés hippies. Il distingue trois phases dans ces rituels :

1.     La séparation ;
2.     La liminalité liminality ;
3.     La réagrégation reaggregation.

Il est intéressant de noter que ces phases s’apparentent au processus de deuil de perte d’intégrité corporelle (Simonet, 1993, 1994) qui se termine par la phase de ré-investissement lorsque le patient commence à pouvoir entrer en ré-éducation.

Cependant, n’anticipons pas et commençons par la description de la liminalité (de limen : qui signifie en latin le seuil[2]) selon la méthode d’anthropologie structurale (Lévi-Strauss, 1964). L’ethnologue français Claude Levi-Strauss a proposé de décrire des catégories empiriques en énonçant des doubles contraires : le cru et le cuit, le frais et le pourri, le mouillé et le brûlé, etc. La fécondité de ces antinomies est bien connue lorsque nous demandons à une personne trahie quel est le contraire de l’amour ; la réponse n’étant bien sûr pas la haine qui l’habite, mais l’indifférence. Autrement dit, la perspective du double contraire amour-indifférence permet de quitter le plus-que-présent ; du moins pour un instant.

Turner (2008 [1969]) décrit la phase de liminalité par vingt-cinq doubles contraires dont voici neuf exemples (Tableau I) :

Tableau I : la phase de liminalité – entre séparation et réagrégation – décrite par neuf doubles contraires (d’après Turner, 2008).

Dans le processus de perte d’intégrité corporelle, il est fécond de comprendre que cette transition entre deux états comprend une phase d’errance et de flottement (Simonet, 1993, 1994) où il est si difficile de trouver un accordage entre le patient qui flotte et le thérapeute qui se situe dans une autre temporalité, voire même dans un autre espace. Une métaphore de ce passage d’un état à un autre, tout en passant par une phase de brouillard, est la mitose. La division cellulaire passe par des étapes. Cependant, la phase entre l’état d’une cellule à sa réagrégation en deux cellules passe par une phase de transition nébulleuse qui ne peut être observée.

La liminalité est toujours ambigüe pour le lien social, pour l’individu concerné également, car il devient de ce fait vulnérable. Il ne possède plus de modèles auxquels s’identifier, il traverse une période où il manque de prise sur le lien social hormis à travers la douleur qui devient la seule médiation.

Dans les situations de douleur, plus encore quand celle-ci se chronicise, l’individu décroche du lien social ordinaire, se défait de ses responsabilités, il entre dans la liminalité, c’est-à-dire l’insaisissable du sens, et le lien social ne sait plus comment le définir et le saisir. Il n’est plus la personne qu’il était, ni celle qu’il serait s’il était soulagé de ses maux, il ne se reconnaît plus, il est encore dans les limbes, coupé de ses attributs. L’ancien sentiment d’identité est trop altéré pour qu’il s’y reconnaisse autrement que sous une forme nostalgique et pénible. « Je ne suis plus la personne que j’étais » mais il ignore encore ce qu’il est devenu puisqu’il se perçoit surtout en termes de manque, de mutilation, dans l’attente d’un soulagement toujours remis à plus tard. Il oscille alors entre un avant et le fantasme d’un après qui ne cessent de se dérober puisque la souffrance persiste en dépit de ses efforts à trouver une solution. Elle l’absorbe totalement. Il en devient le satellite. Phase ambigüe où les repères de sens se distendent. La personne douloureuse chronique est devenue l’ombre d’elle-même.

La liminalité qualifie une situation de flottement au sein du lien social, hors des cadres habituels. Elle est durable, parfois définitive si elle ne débouche pas sur une phase de réagrégation, c’est-à-dire de retour de l’ordre commun. Elle est un piétinement sur le seuil, car la personne ne perd jamais tout à fait l’espoir de sortir de sa peine. Si elle participe encore au lien social, elle n’en a plus toutes les prérogatives. « Les entités liminaires ne sont ni ici ni là : elles sont dans l’entre-deux, entre positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial […]. Ainsi la liminalité est souvent assimilée à la mort, l’existence utérine, l’invisibilité, l’obscurité, la bisexualité, le désert, une éclipse de soleil ou de lune », dit Turner (1992). Elle suspend l’identité de la personne, ses anciennes responsabilités sont défaites sans qu’il en ait acquis d’autres. Elle traduit un univers de chaos du sens, d’ambiguïté, de contradiction, d’effervescence, où les repères s’effacent. Dans la liminalité, la personne n’est plus soutenue par une trame symbolique qui la rassure sur elle-même et sur ses relations aux autres, son expérience et ses comportements sont trop déconcertants, elle est livrée à elle-même mais soumise en permanence au jugement extérieur qui l’enferme dans cette situation inconfortable.

Si l’individu est lui-même en porte-à-faux à l’intérieur du lien social, les autres ne savent pas non plus par quel bout le prendre. Tous les repères sont désorientés. La difficulté à se mettre un instant à sa place est d’autant plus entravée que la douleur des autres est toujours sous-évaluée (Le Breton, 2004).

Les situations ambiguës, les individus, les objets qui dérogent aux classifications usuelles sont associés à des dangers et à des pouvoirs. Ils déstabilisent le système de sécurité ontologique qui soutient le lien social. Ils sont considérés comme « impurs » (Douglas, 1971), dangereux, on ne sait trop comment les prendre car ils échappent de partout tout en contaminant les interactions du fait de leur présence. La personne douloureuse chronique est porteuse de ce pouvoir d’érosion du sens, et donc de menace par contagion à ceux inopinément mis en sa présence. Ni malade ni en bonne santé ni soi-même ni tout à fait un autre, en marge de leur existence ancienne, elle n’entre pas dans les systèmes de nomenclature, elle est en porte-à-faux avec le lien social ordinaire.

L’immersion dans la souffrance induit une expérience de la solitude, le sentiment d’un exil hors de sa vie familière tout en l’ayant jamais quittée, mais avec le sentiment de la voir derrière une vitre. La faculté d’intervenir sur le cours des choses s’amenuise. La douleur désapprend les choses élémentaires de la vie personnelle en les rendant malaisées à exécuter. Toute l’évidence de vivre est perdue. Chaque jour est un effort à accomplir avec à son horizon une multitude de gestes pénibles. L’individu est astreint à une autre existence, à réapprendre une vie qui lui échappe et avec laquelle il élabore d’innombrables compromis, invente des stratagèmes pour continuer à exister mais en évitant les activités ou les gestes qui lui induisent la souffrance. Quand elle s’incruste dans l’existence et se fait plus accaparante, la douleur amoindrit le lien social antérieur, elle coupe avec l’environnement et décroche des manières d’être ensemble.

Selon les appartenances sociales et culturelles, tout événement affectant l’intégrité du corps s’accompagne d’une marge diffuse de douleur et de comportements qui paraissent légitimes aux yeux du groupe. Des formes ritualisées, et donc familières, modèlent les expressions individuelles de la plainte. L’expérience du groupe amène à une évaluation relative de la souffrance imputable à l’événement et une manière de le vivre et de le dire aux autres à son entour. Les attentes sociales sont relâchées, empreintes d’indulgence. Une intervention chirurgicale, une carie, un mal de dos ou une migraine, une pathologie cutanée ou intestinale, un accouchement, une blessure suscitent les commentaires de ceux qui en ont déjà l’expérience ou en ont entendu parler. En revanche, si une souffrance affichée déborde par sa durée ou sa dramatisation les attentes habituelles, alors on soupçonne volontiers la complaisance, la simulation, l’exagération. S’il est de rigueur d’endurer sa peine en silence, avec discrétion, « en prenant sur soi », la personne submergée qui donne libre cours à la plainte encourt l’étonnement ou la réprobation, sa réputation court un risque. En outre, cette entorse à la sobriété coutumière dans une telle situation suscite des attitudes opposées à celles souhaitées : la compassion cède le pas à la gêne, l’aide à l’agacement (Le Breton, 2007). Mais nul n’ignore le danger de donner l’impression de camper sur ses positions en profitant des tolérances sociales, les situations de marges sont toujours en principe limitées dans le temps.

Ainsi toute douleur est en principe promise à disparaître. Les ressources culturelles sont défaillantes au regard de celle qui s’incruste et devient chronique (Hilbert, 1984). Au départ, quand elle survient, nul n’envisage qu’elle persiste aussi longtemps. Mais étalée dans le temps, interminable, elle ébranle en profondeur l’individu, déroute les attentes et les codes sociaux, provoque la gêne de l’entourage ou des autres interlocuteurs, elle perturbe les routines médicales et met en échec les ressources du traitement. Les relations familiales, sociales ou professionnelles sont ébranlées. Alors il n’existe plus de modes d’emploi pour se situer face aux autres avec une légitimité incontestable. En porte-à-faux avec son existence coutumière, l’individu entre dans une situation de marge sans disposer des passerelles pour rejoindre les autres en toute évidence. La tolérance sociale envers la suspension de ses responsabilités est bornée par le temps et la patience de son entourage.

« La tâche de la clinique est justement de ressaisir l’unité de la personne, particulièrement en prenant en compte son histoire de vie. » (Le Breton, 2018)

S’il s’agit d’une douleur aigüe ou d’une maladie, d’un état de fatigue ou d’un malaise, des formes de ritualisation des circonstances de mise à mal sont disponibles. L’individu momentanément souffrant est l’objet d’une attention particulière de la part de son entourage, relevé de ses tâches habituelles, excusé de ses maladresses s’il y a lieu (Le Breton, 2012). Il délaisse ses obligations ou ses usages et s’en remet aux autres compréhensifs et conciliants qui autorisent même une régression affective et des comportements qui ne seraient guère acceptables dans d’autres circonstances.

En principe, le retour à l’autonomie et au travail, après quelques heures ou quelques jours, est une valeur à laquelle nul ne déroge. La douleur doit marquer sa rémission après une période raisonnable, et l’individu retrouver ses engagements sociaux. Sinon sa crédibilité est menacée. La période de retrait, si elle dure, finit par susciter un soupçon de complaisance et l’indisposition de l’entourage, de l’établissement et de l’entreprise où il travaille. L’ensemble des réseaux auxquels il participe entre dans une zone de turbulence. La douleur chronique est une affection non seulement organique, mais surtout sociale car elle retentit avec force sur les relations aux autres. Si elle est de naissance ou inscrite de longue date dans l’existence, elle oriente les rencontres et les interactions depuis longtemps, et les partenaires, pour la plupart, ont appris à composer avec la situation. Mais si elle est survenue plus soudainement dans l’existence pour s’y installer à demeure, elle soulève maintes questions d’ajustement de la part de l’individu touché et de ses proches.

Une rupture des familiarités de l’existence à cause de son état est toujours promesse de désordre pour l’individu et pour le tissu social où il vit. La persistance de la douleur amène à une échappée hors des codes qui prennent en compte les complexités et les ambivalences du lien social pour leur donner un cadre. Brisure des systèmes d’attente de l’existence courante, elle évoque une incise soudaine de sacré qui non seulement arrache l’individu aux rôles attendus mais le rend aussi insaisissable, dangereux, car une part d’imprévisible brouille toutes les relations avec lui. Le corps douloureux chronique est un corps transgressif qui met à mal les défenses du valide qui supporte mal de se confronter à une image possible de lui-même intolérable, à un miroir brisé. L’identification de sa personne ne se fait que dans le contexte de l’affection à son égard, sinon elle est mise à mal. Les personnes qui le fréquentent ne savent plus comment l’appréhender, elles sont démunies, car les codes de civilité en vigueur glissent sur lui sans plus avoir aucune prise.

« La douleur emprisonne le temps, elle prive l’individu de ses attentes, de ses surprises, elle trace une ornière dans la durée avec le sentiment d’y être embourbé sur un mode irrémédiable même s’il continue à se battre, à chercher de solutions. L’individu est dans l’indifférenciation du temps, il n’est plus dans la durée, mais dans la persistance du mal. » (Le Breton, 2010)

La durée de la peine endurée par des douleurs chroniques est tout de même souvent assortie d’une date, en année, en mois, en jour, voire en heure. « Depuis combien de temps avez-vous trop mal ? » « Depuis le 11 avril 2007 à 11H. » Il s’agit, en conséquence, de savoir que le patient a trop mal depuis trop longtemps, d’en évaluer sa durée – en mois –, mais aussi de dater précisément le début de cette phase de séparation (Fig. 1) avec son ancienne existence corporelle, affective-émotionnelle et sociale. Il ne faut en effet pas omettre que :

« Penser le corps est une autre manière de penser le monde et le lien social : un trouble introduit dans la configuration du corps est un trouble introduit dans la cohérence du monde. » (Le Breton, 1999)

Figure 1 : Le fracas ou la séparation précèdent la phase d’errance, de flottement ou de liminalité selon plusieurs processus.

Dans le processus de résilience, cette étape initiale de séparation – aussi trop souvent omise – est nommée : le fracas (Cyrulnik, 2016). Dans le processus de deuil, cette étape initiale est, elle, nommée : la prise de conscience de l’issue fatale (Kubler-Ross, 1975). AVANT de débuter une prise en charge d’un patient douloureux chronique, de tenter de lui redonner espoir et de poser des objectifs de traitement, il y a lieu de comprendre qu’il ne s’agit que d’un APRES. Le vrai commencement d’une rencontre débute par l’accueil du patient comme il est - et non comme nous voudrions qu’il soit -, c’est-à-dire du patient dans sa phase de liminalité.

Être en accordage avec ces différentes dimensions du phénomène de la douleur présuppose une préscience, ou du moins, une perception qui va au-delà et en-deça de la dénotation verbale : une perception de la tonalité et de la couleur du phénomène de la douleur.

« Comme ces choses se disent vite qui ont pourtant trempé et macéré sans fin dans un brouet d’espoir et de détresse ! La longue gestation de tout changement reste invisible à l’œil ! » (Singer, 2006)

 

Liste des références bibliographiques

  • Cyrulnik, B. (2016). Ivres paradis, bonheurs héroïques. Paris : Odile Jacob.

  • Douglas, M. (1971). De la souillure : essai sur la notion de pollution et de tabou. Paris : Maspero.

  • Hilbert, R. A. (1984). The acultural dimensions of chronic pain : flawed reality construction and the problem of meaning. Social problems, 13(4), 365 – 378.

  • Kubler-Ross, E. (1975 [1969]). Les derniers instants de la vie. Genève : Labor et Fides. En 1969, l’édition originale est parue en anglais sous : On Death and Dying.

  • Le Breton, D. (1995). Anthropologie de la douleur. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (1999). L’adieu au corps. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2004). Anthopologie des émotions. Paris : Poche.

  • Le Breton, D. (2007). En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2010). Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2012). Anthropologie de la douleur (2e édition). Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2017). TENIR. Douleur chronique et réinvention de soi. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2018). Pour une médecine de la personne. e-News Somatosens Rehab, 15(1), 2-4.

  • Levi-Strauss, C. (1964). Mythologiques tome 1 : le cru et le cuit. Paris : Plon.

  • Simonet, V. (1993). Diplôme pour l’obtention du diplôme d’ergothérapie : L’ergothérapie et la souffrance engendrée par l’atteinte de l’intégrité corporelle. Lausanne : Ecole d’Etude Sociale et Pédagogique (EESP).

  • Simonet, V. (1994). L’ergothérapeute face à une intégrité corporelle blessée. In M.H. Izard, M. Moulin & R. Nespoulous (Eds.), Expériences en ergothérapie, 7e série, (pp. 241-247). Montpellier, Paris: Sauramps médical.

  • Singer, Ch. (2006). Seul ce qui brûle. Paris : Albin Michel.

  • Turner, V. (1990). Le phénomène rituel. Structure et contre-structure. Paris : PUF.

  • Turner, V. (2008 [1969]). The Ritual Process. Structure and Anti-Structure. (2nd ed.). Piscataway (NJ) : Aldine Transaction.

[1] Il préfère cependant le terme latin communitas à community.

[2] En théologie, le préambule qui introduit le contexte est nommé : liminaire.

[1] Rééducateur de la main re-certifié SSRM, Centre de rééducation sensitive du corps humain, Clinique Générale, Rue Hans-Geiler 6, 1700 Fribourg et Collaborateur scientifique, Unité de physiologie, Département de médecine, Université de Fribourg ; 5, Rue du Musée ; CH - 1700 Fribourg Suisse claude.spicher@unifr.ch @claudejspicher

[2] Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France et de l’Institut des études avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS : University of Strasbourg Institute for Advanced Studies).

 

 

Liminalité des expériences de la douleur (1/4)

Extrait de David Le Breton[1] (2017). TENIR. Douleur chronique et réinvention de soi. Paris : Editions Métailié, 268 pages.

ISBN : 979-10-226-0556-4 avec la gracieuse autorisation de l’auteur

« Selon les appartenances sociales et culturelles, tout événement affectant l’intégrité du corps s’accompagne d’une marge diffuse de douleur et de comportements qui paraissent légitimes aux yeux du groupe. Des formes ritualisées, et donc familières, modèlent les expressions individuelles de la plainte. L’expérience du groupe amène à une évaluation relative de la souffrance imputable à l’événement et une manière de le vivre et de le dire aux autres à son entour. Les attentes sociales sont relâchées, empreintes d’indulgence. Une intervention chirurgicale, une carie, un mal de dos ou une migraine, une pathologie cutanée ou intestinale, un accouchement, une blessure suscitent les commentaires de ceux qui en ont déjà l’expérience ou en ont entendu parler. En revanche, si une souffrance affichée déborde par sa durée ou sa dramatisation les attentes habituelles, alors on soupçonne volontiers la complaisance, la simulation, l’exagération. S’il est de rigueur d’endurer sa peine en silence, avec discrétion, « en prenant sur soi », la personne submergée qui donne libre cours à la plainte encourt l’étonnement ou la réprobation, sa réputation court un risque. En outre, cette entorse à la sobriété coutumière dans une telle situation suscite des attitudes opposées à celles souhaitées : la compassion cède le pas à la gêne, l’aide à l’agacement (Le Breton, 2007). Mais nul n’ignore le danger de donner l’impression de camper sur ses positions en profitant des tolérances sociales, les situations de marges sont toujours en principe limitées dans le temps.

Ainsi toute douleur est en principe promise à disparaître. Les ressources culturelles sont défaillantes au regard de celle qui s’incruste et devient chronique (Hilbert, 1984). Au départ, quand elle survient, nul n’envisage qu’elle persiste aussi longtemps. Mais étalée dans le temps, interminable, elle ébranle en profondeur l’individu, déroute les attentes et les codes sociaux, provoque la gêne de l’entourage ou des autres interlocuteurs, elle perturbe les routines médicales et met en échec les ressources du traitement. Les relations familiales, sociales ou professionnelles sont ébranlées. Alors il n’existe plus de modes d’emploi pour se situer face aux autres avec une légitimité incontestable. En porte-à-faux avec son existence coutumière, l’individu entre dans une situation de marge sans disposer des passerelles pour rejoindre les autres en toute évidence. La tolérance sociale envers la suspension de ses responsabilités est bornée par le temps et la patience de son entourage.

S’il s’agit d’une douleur aigüe ou d’une maladie, d’un état de fatigue ou d’un malaise, des formes de ritualisation des circonstances de mise à mal sont disponibles. L’individu momentanément souffrant est l’objet d’une attention particulière de la part de son entourage, relevé de ses tâches habituelles, excusé de ses maladresses s’il y a lieu (Le Breton, 2012). Il délaisse ses obligations ou ses usages et s’en remet aux autres compréhensifs et conciliants qui autorisent même une régression affective et des comportements qui ne seraient guère acceptables dans d’autres circonstances.

En principe, le retour à l’autonomie et au travail, après quelques heures ou quelques jours, est une valeur à laquelle nul ne déroge. La douleur doit marquer sa rémission après une période raisonnable, et l’individu retrouver ses engagements sociaux. Sinon sa crédibilité est menacée. La période de retrait, si elle dure, finit par susciter un soupçon de complaisance et l’indisposition de l’entourage, de l’établissement et de l’entreprise où il travaille. L’ensemble des réseaux auxquels il participe entre dans une zone de turbulence. La douleur chronique est une affection non seulement organique, mais surtout sociale car elle retentit avec force sur les relations aux autres. Si elle est de naissance ou inscrite de longue date dans l’existence, elle oriente les rencontres et les interactions depuis longtemps, et les partenaires, pour la plupart, ont appris à composer avec la situation. Mais si elle est survenue plus soudainement dans l’existence pour s’y installer à demeure, elle soulève maintes questions d’ajustement de la part de l’individu touché et de ses proches.

L’individu en proie à la douleur chronique souffre mais il est aussi en souffrance comme on dit d’une lettre qui n’a jamais atteint son destinataire, il est en suspension, en attente, provisoirement sans destination. Immergé dans sa situation liminaire, il n’est plus ici ni ailleurs, ni d’ici ni d’ailleurs, ni chair ni poisson, il est marqué d’altérité, écartelé entre des repères qui ne s’appliquent pas à sa personne et qui retentissent sur son sentiment d’identité. Le corps douloureux chronique est un corps transgressif qui met à mal les défenses du valide qui supporte mal de se confronter à une image possible de lui-même intolérable, à un miroir brisé. L’identification de sa personne ne se fait que dans le contexte de l’affection à son égard, sinon elle est mise à mal. Et la difficulté à se mettre un instant à sa place est d’autant plus entravée que la douleur des autres est toujours sous-évaluée (Le Breton, 2004). La liminalité est toujours ambigüe pour le lien social, pour l’individu concerné également car il devient de ce fait vulnérable. Il ne possède plus de modèles auxquels s’identifier, il traverse une période où il manque de prise sur le lien social hormis à travers la douleur qui devient la seule médiation.

Dans les situations de douleur, plus encore quand celle-ci se chronicise, l’individu décroche du lien social ordinaire, se défait de ses responsabilités, il entre dans la liminalité, c’est-à-dire l’insaisissable du sens, et le lien social ne sait plus comment le définir et le saisir. Il n’est plus la personne qu’il était, ni celle qu’il serait s’il était soulagé de ses maux, il ne se reconnaît plus, il est encore dans les limbes, coupé de ses attributs. L’ancien sentiment d’identité est trop altéré pour qu’il s’y reconnaisse autrement que sous une forme nostalgique et pénible. « Je ne suis plus la personne que j’étais » mais il ignore encore ce qu’il est devenu puisqu’il se perçoit surtout en termes de manque, de mutilation, dans l’attente d’un soulagement toujours remis à plus tard. Il oscille alors entre un avant et le fantasme d’un après qui ne cessent de se dérober puisque la souffrance persiste en dépit de ses efforts à trouver une solution. Elle l’absorbe totalement. Il en devient le satellite. Phase ambigüe où les repères de sens se distendent. La personne douloureuse chronique est devenue l’ombre d’elle-même.

Une rupture des familiarités de l’existence à cause de son état est toujours promesse de désordre pour l’individu et pour le tissu social où il vit. La persistance de la douleur amène à une échappée hors des codes qui prennent en compte les complexités et les ambivalences du lien social pour leur donner un cadre. Brisure des systèmes d’attente de l’existence courante, elle évoque une incise soudaine de sacré qui non seulement arrache l’individu aux rôles attendus mais le rend aussi insaisissable, dangereux, car une part d’imprévisible brouille toutes les relations avec lui. Les personnes qui le fréquentent ne savent plus comment l’appréhender, elles sont démunies car les codes de civilité en vigueur glissent sur lui sans plus avoir aucune prise.

Si l’individu est lui-même en porte-à-faux à l’intérieur du lien social, les autres ne savent pas non plus par quel bout le prendre. Tous les repères sont désorientés. La liminalité qualifie une situation de flottement au sein du lien social, hors des cadres habituels. Elle est durable, parfois définitive si elle ne débouche pas sur une phase d’agrégation, c’est-à-dire de retour de l’ordre commun. Elle est un piétinement sur le seuil car la personne ne perd jamais tout à fait l’espoir de sortir de sa peine. Si elle participe encore au lien social, elle n’en a plus toutes les prérogatives. « Les entités liminaires ne sont ni ici ni là : elles sont dans l’entre-deux, entre positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial […]. Ainsi la liminalité est souvent assimilée à la mort, l’existence utérine, l’invisibilité, l’obscurité, la bisexualité, le désert, une éclipse de soleil ou de lune », dit Turner (1992). Elle suspend l’identité de la personne, ses anciennes responsabilités sont défaites sans qu’il en ait acquis d’autres. Elle traduit un univers de chaos du sens, d’ambiguïté, de contradiction, d’effervescence, où les repères s’effacent. Dans la liminalité, la personne n’est plus soutenue par une trame symbolique qui la rassure sur elle-même et sur ses relations aux autres, son expérience et ses comportements sont trop déconcertants, elle est livrée à elle-même mais soumise en permanence au jugement extérieur qui l’enferme dans cette situation inconfortable.

Les situations ambiguës, les individus, les objets qui dérogent aux classifications usuelles sont associés à des dangers et à des pouvoirs. Ils déstabilisent le système de sécurité ontologique qui soutien le lien social. Ils sont considérés comme « impurs » (Douglas, 1971), dangereux, on ne sait trop comment les prendre car ils échappent de partout tout en contaminant les interactions du fait de leur présence. La personne douloureuse chronique est porteuse de ce pouvoir d’érosion du sens, et donc de menace par contagion à ceux inopinément mis en sa présence. Ni malade ni en bonne santé, ni soi-même ni tout à fait un autre, en marge de leur existence ancienne, elle n’entre pas dans les classifications traditionnelles, elle est en porte-à-faux avec le lien social ordinaire.

L’immersion dans la souffrance induit une expérience de la solitude, le sentiment d’un exil hors de sa vie familière tout en l’ayant jamais quittée mais avec le sentiment de la voir derrière une vitre. La faculté d’intervenir sur le cours des choses s’amenuise. La douleur désapprend les choses élémentaires de la vie personnelle en les rendant malaisée à exécuter. Toute l’évidence de vivre est perdue. Chaque jour est un effort à accomplir avec à son horizon une multitude de gestes pénibles. L’individu est astreint à une autre existence, à réapprendre une vie qui lui échappe et avec laquelle il élabore d’innombrables compromis, invente des stratagèmes pour continuer à exister mais en évitant les activités ou les gestes qui lui induisent la souffrance. Quand elle s’incruste dans l’existence et se fait plus accaparante, la douleur amoindrit le lien social antérieur, elle coupe avec l’environnement et décroche des manières d’être ensemble ».

Liste des références bibliographiques

  • Douglas, M. (1971). De la souillure : essai sur la notion de pollution et de tabou. Paris : Maspero.

  • Hilbert, R. A. (1984). The acultural dimensions of chronic pain : flawed reality construction and the problem of meaning. Social problems, 13(4), 365 – 378.

  • Le Breton, D. (2004). Anthopologie des émotions. Paris : Poche.

  • Le Breton, D. (2007). En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie. Paris : Métailié.

  • Le Breton, D. (2012). Anthopologie de la douleur (2e édition). Paris : Métailié.

  • Turner, V. (1992). Le phénomène ritual. Structure ete anti structure. Paris : PUF.

[1] Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France et de l’Institut des études avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS : University of Strasbourg Institute for Advanced Studies).

1 Note de la redaction: pendant toute une année, ce texte va être repris par trois auteurs.

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