Méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur: Oser les nuances, vers une complexité incorporée

De quoi s’agit-il ? Le principe de cette rubrique est de reprendre un article (Spicher, 2022) par des auteur·es différent·es avec l’accord final – ou non – des auteur·es précédent·es. L’objectif de cette rubrique est de rechercher un plus grand commun multiple sur un thème donné. C’est une tentative de s’éloigner de la recherche d’un consensus où nous finissons, trop souvent, par nous entendre sur un-presque-rien.

 

[Citation] : Murray, E., Branchet, M.Ch. & Spicher, C. (2022). ÉBAUCHE de SYNTHÈSE OUVERTE : Méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur : oser les nuances, vers une complexité incorporée. Somatosens Pain Rehab, 19(3), 71-81.

Estelle MURRAY[1], Marie-Charlotte BRANCHET[2] & Claude SPICHER[3], [4], [5]

[1] Soignée, formatrice d’adultes en Français Langue Etrangère / relecture, révision, ré-écriture et traduction de textes ; 19, calle Cuarto Real de Santo Domingo, 18009 Granada Espagne

[2] Ergothérapeute faisant fonction Cadre de Santé Formateur à l’IFE de l’Institut de Formation Public Varois des Professions de Santé, 401b chemin des plantades, 83130 La Garde, France. mariecharlotte.branchet@ifpvps.fr et membre académicienne du https://www.neuropain.ch/fr

[3] Lecturer, supervisor, School of Physical and Occupational Therapy, Faculty of Medicine & Health Sciences, McGill University Montreal, Canada claude.spicher@mcgill.ca

[4] Centre de rééducation sensitive du corps humain, Clinique Générale, Fribourg, Suisse

[5] Collaborateur scientifique, Département de neurosciences et science du mouvement, Faculté des sciences et de médecine, Université de Fribourg ; 5, Rue du Musée ; CH - 1700 Fribourg

 

ABSTRACT

To maintain with high academic standards, research must be warrant with new knowledge and findings. For professionals using the method of somatosensory rehabilitation of neuropathic pain, a common paradigm was shared from 2007 to 2021. To further align with new postulates, Spicher (2022) aimed at presenting a new paradigm via a reverse engineering process: “The phenomenon of pain is to organic lesions, what the phenotype is to the genome”. 

In this new paper, different authors seek to criticize the initial version, with the objective to shed a different light on its groundwork, discussing the article to make it richer. Authors discuss the new paradigm, while deepening the frame of reference to integrate new findings and opinions by exploring its roots and theoretical foundations. They reinforce the importance to assess the dialogical when analyzing the experience of neuropathic pain and consider humans as an entity, moving away from a simplistic method of assessing neuropathic pain.

Sarah Chapdelaine, MSc OT, CSTP©

« Refuser au soigné la possibilité de réfuter le diagnostic, c’est l’assigner à un rôle d’ignorant, alors même que c’est lui qui connaît le mieux ses symptômes. »
— Un patient, février 2022

INTRODUCTION

Jadis, loin des cloisonnements propres à notre temps, les savants embrassaient de nombreux champs d’étude : mathématique, logique, médecine, physique, astronomie, botanique, philosophie, poésie, musique, etc. Chaque profession, forte de son histoire, son identité et sa culture, a sa propre manière de comprendre la situation du patient (Alter, 2018). C’est pourquoi des mouvements interdisciplinaires tentent, aujourd’hui, de donner pleinement sens à l’expression prendre soin (étiévant & Spicher, 2022).

Depuis 2007, le paradigme de la méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur (RSD) se décline ainsi : rechercher l’hypoesthésie tactile, car diminuer l’hypoesthésie diminue les douleurs neuropathiques (Mathis et al., 2007 ; Spicher & Clément-Favre, 2008 ; Spicher et al., 2020a ; Bouchard et al., 2021). Selon Morin (1991, pp. 1808–1829), un paradigme représente un ensemble de principes et relations logiques extrêmement fortes de l’organisation de la pensée. Comment dès lors concilier le modèle prégnant dans la pratique des médecins avec celui des thérapeutes ? Comment éviter de réduire les patient·es, éprouvant des symptômes douloureux neuropathiques depuis plus de six mois, à des lésions organiques que la Faculté de médecine et des sciences de la santé n’arrive parfois pas à objectiver et aller au-delà de cette barrière objective ?

Comme un demi-milliard de patient·es souffrent encore de douleurs neuropathiques[1], il devient important de tenter de reformuler ce qui pourrait être la raison de ce malentendu, qui remonte au XVIIe siècle avec la naissance de la science moderne. Il apparait nécessaire de revisiter ces principes de l’organisation de nos pensées, afin d’offrir un espoir de changement aux patient·es isolé·es, épuisé·es, en peine à perpétuité (Le Breton, 2017).

En quête d’un fondement logique pour sa philosophie, René Descartes en était arrivé à réduire au cogito les fondements réels de l’être, et de ce fait, à déconnecter l’existence humaine du monde extérieur. Depuis, le sujet observateur est séparé de l’objet d’étude. De ce paradigme dualiste[2] découlent notamment les examens médicaux par lesquels la maladie doit pouvoir être objectivée. Cette manière de disjoindre la raison (-logos dont le sens premier est parole) du mythe (-mythos dont la puissance du langage métaphorique renvoie à l’être humain lointain) nous avait incité à écrire, puis publier en douze langues : « Douleurs neuropathiques : mythe ou réalité ? » (Spicher, 2017) Or, en tenant compte de l’ambivalence essentielle de l’être humain, il y aurait lieu, aujourd’hui, d’écrire : mythe ET réalité.

La réalité, se déployant dans toute sa complexité, est certes inépuisable – et en ceci échappe à tout contrôle, même celui de la sphère scientifique –, mais nos pensées, mises en forme dans des schèmes conceptuels, pèsent tout autant sur cette même réalité. Dans l’histoire, et plus spécialement dans l’histoire des sciences, certaines transformations permettent d’approfondir le savoir. De nouveaux éléments viennent chambouler les anciens modèles. Certains obstacles concrets amènent à envisager d’autres référentiels. La méthode de RSD, au plus près de la réalité des patient·es, n’échappe pas à cette dialectique.

Le but de cet article est de proposer, d’analyser et de discuter le nouveau paradigme de la méthode de RSD, métaphore illustrant la complexité existante dans l’expression des douleurs neuropathiques, à savoir :

[1] 7 % de la population générale (Bouhassira et al., 2008 ; Suter, Sprenger, Taub et al., 2013).

[2] Stricto sensu, Descartes opère une dissociation entre l'Ego cogitans (le Moi pensant) et la Res extensa (la Chose matérielle).

 

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques
ce que le phénotype est au génome.

 

DE LA LOGIQUE ARISTOTÉLICIENNE À LA PHÉNOMÉNOLOGIE

 Le phénomène de la douleur

S’il est vrai qu’Aristote tient à réhabiliter la matière mise à mal par son maître Platon, la forme conserve cependant dans sa métaphysique un statut supérieur. La matière est une forme en puissance. Toutefois, les notions de complémentarité et d’union des deux natures lui sont chères. Même si son analyse des phénomènes est menée au moyen de catégories abstraites, la notion de composé qu’il nous offre ne réduit pas le tout à la somme des parties : « L’homme n’est pas davantage l’animal et le bipède, mais il doit y avoir quelque chose en dehors de l’animal et du bipède, si ce sont là des éléments purement matériels, quelque chose qui ne soit ni élément, ni composé d’éléments et ce quelque chose, c’est la substance formelle, principe d’unité que l’on omet quand on se contente de faire mention des éléments matériels. » (Aristote, 384-322 av. J.-C., [1953-2014], p. 178) Bien que cette logique fût loin encore d’envisager le terme de subjectivité lié à la modernité, elle pourrait cependant constituer l’amorce de la vision phénoménologique, émergeant plus de vingt-deux siècles plus tard, notamment chez Merleau-Ponty (1945), pertinente pour mieux comprendre ce nouveau paradigme.

Au XIIe siècle, le médecin et philosophe מימון הרב משה בן (רמב"ם) * Moshé ben Maïmon (dit Rambam) * Maïmonide [2012] incitait le lecteur à avoir un esprit libre pour dépasser le sens littéral du texte. Il en va de même dans la rencontre d’un·e patient·e. Afin de lire le récit de ses symptômes, il s’agit, par un récit à deux voix, de remonter le fleuve de ses souvenirs (Winckler & Gahagnon, 2019 ; Spicher, 2021), dans le mouvement d’une ronde (Muller-Colard, 2019). Le dialogue était d’ailleurs la méthode que privilégiait Socrate dans sa maïeutique, permettant à ses interlocutrices·teurs d’accoucher de vérités demeurées cachées. Iels étaient amené·es à savoir qu’iels ne savaient pas, moment clé de leur cheminement mutuel vers une compréhension complexe. 

Le préfixe dia- de dialogue (dia ≡ à travers) est le même que celui de diagnostic. Le dialogue est une discussion de plusieurs à travers des paroles successives et le diagnostic est la reconnaissance d'une entité clinique à travers plusieurs découvertes (antécédents, anamnèse clinique des symptômes, examen clinique et de laboratoire, etc.). A ce titre, il est surprenant de remarquer à quel point les clinicien·nes se sont approprié·es le diagnostic. La personne expliquant le symptôme ne pourrait-elle pas confirmer, voire réfuter, le diagnostic, afin de lui conférer une double reconnaissance ? Depuis le siècle passé, cette conception du patient omet son évolution ainsi que ses capacités à participer à la prise de décisions (Geadah, 2012 ; Henry & Dauga, 2016 ; Branchet & Spicher, 2022).

L’émergence du phénomène de la douleur, un peu comme l’écume des vagues, constitue l’indice d’une réalité extérieure à l’entendement du clinicien (Morin, 1977, pp. 160). Afin que celui-ci puisse y accéder et puisque le patient doit pouvoir, dans un dialogue, compléter et nuancer l’anamnèse clinique, il est impératif de prendre en compte l’environnement de cette relation. L’accueil avec attention, qui avait dans les temps immémoriaux la même racine étymologique que l’écoute, n’est possible qu’en minimisant les interruptions téléphoniques, les allées et venues intempestives, en créant un espace-temps généreux et non minuté par les contraintes budgétaires. Ce n’est qu’à ce prix que les symptômes peuvent affleurer, être recueillis, entendus, voire compris (Girard, 2021). Com-pris -cum (avec), prehendere (saisir)- dans le sens de pris avec.

 

Comprendre, c'est-à-dire prendre avec soi, analyser l'autre dans sa différence et aussi assumer l'expérience qui permet de penser l'identité dans la différence. (Abécassis, 2018)

 

De sorte que si les clinicien·nes n’arrivent pas à accueillir une présence en écoutant les symptômes douloureux évoqués à demi-mots par le·s patient·es, iels risquent d’en rester à une pensée réductrice sans pouvoir initier un raisonnement clinique complexe : « L’étant est saisi en son être comme présence, c’est-à-dire qu’il est compris par rapport à un mode temporel déterminé, le présent. » (Heidegger, M., 1889 – 1976, [1985], p. 40)

Au niveau des tests de la méthode de RSD, la parole de la personne en face est essentielle. « ça augmente » ou « stop » lors de l’allodynographie (Packham et al., 2020) ; « 1 » ou « 2 » lors du test de discrimination de deux points statiques ; « non » pour indiquer que le territoire n’est pas confortable, lors de la contre stimulation vibroactile à distance ; une liste de qualificatifs tout en nuances lors de la passation du Questionnaire de la Douleur St-Antoine (QDSA), complexe de questions-réponses[1] (de Libera, A., 2014, vidéo) évoquant la qualité et le degré d’acuité de chaque douleur : « piqûre, coupure, pénétrante, transperçante, coups de poignard ? » « absente, faible, modérée, forte, très forte ? », sans oublier son versant émotionnel « inquiétante, oppressante, angoissante ? » Le patient étant pris au mot, le reflet de ce qu’il endure s’incarne aux yeux des thérapeutes. Des ressentis, des impressions, des ambiances affectives sont recueillis. Les résultats sont les siens et c’est de leurs authenticité et précision que dépendent la justesse du traitement proposé. Nous sommes loin de la conception cartésienne clivante d’un sujet pensant absolu et d’un corps pensé comme une étendue indifférente.

Enfin, le phénomène de la douleur – du grec ancien φαίνω [faïnô] apparaître, se montrer – est un mode privilégié de la rencontre. Il « … ne se raconte pas : il se vit. Il ne se mesure que très mal, ne se palpe que très approximativement, engendre le doute et la suspicion, mais laisse derrière lui des traces comme le feu qui couve sous la braise. » (Spicher Pascale, 2002, [2010])

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques

Le modèle anatomo-pathologique – paradigme du XIXe siècle – incite à rechercher LA lésion du système organique qui serait la cause des symptômes évoqués. Il s’articule ainsi : (1) chercher la cause de la maladie, (2) traiter cette cause et (3) ses conséquences, les symptômes, qui seront guéris. C’est sous l’empire de cette pensée simplifiante et mutilante que certains médecins n’ont de cesse de chercher LA cause originelle des douleurs neuropathiques. Cependant, l’interprétation du résultat d’un examen pose un problème de logiques. Bien qu’Aristote [1844-1853] conçoive dans l’Organon une démonstration scientifique déductive, basée sur le syllogisme, il met un point d’honneur à procéder par induction. Il remonte du singulier observé ou entendu au général, voire à l’universel. Par analogie, un signe d’examen clinique présente soit un résultat positif, soit un résultat négatif. Un signe désigne ce qui est recherché : une neurographie positive indique des lésions axonales Aβ, des douleurs neuropathiques définies. Néanmoins, « une neurographie négative n’indique rien » (Spicher, 2022) ; une neurographie négative signifie simplement que la donnée probante escomptée n’est pas obtenue (Spicher et al., 2018). Cela maintient simplement l’incertitude. L’évocation de symptômes somesthésiques et neuropathiques, des signes d’examen clinique positifs et des résultats silencieux d’une neurographie permettent toutefois de conclure à la présence de douleurs neuropathiques probables(Finnerup et al., 2016) : « […] en absence d'une bonne exploration anamnestique et clinique, de nombreux autres symptômes somesthésiques ne faisaient jamais surface malgré la gêne du patient. » (Temgoua Teugang, 2022)

Le signe[2], par essence, comporte deux dimensions : il est indicateur et évocateur. Par exemple, l’allodynographie indique – comme la signalisation routière – ce qu’elle recherche : des lésions axonales des neurofibres Aβ. Aussi, comme un feu tricolore indique sur la route un comportement à adopter, le raisonnement du clinicien à la suite de cette évaluation évoque une stratégie thérapeutique et un traitement probant de l’allodynie mécanique (Spicher et al., 2019).

La réduction de l’être humain à une lésion majeure d’un système organique mesurable par des examens est problématique, car elle manifeste un renoncement au paradigme de la complexité (Tableau I), qui intégrerait l’incertitude.

Tableau I : mécanismes constitutifs des pensées simplifiante et complexe (Morin, 1990, pp. 103-104).

La simplification est nécessaire, dans un premier temps. Dans une visée pédagogique, elle permet de mieux comprendre un phénomène. Edgar Morin (Morin, 1990, pp. 134-135) accepte “la réduction consciente qu’elle est réduction et non la réduction arrogante qui croit posséder la vérité simple, derrière l’apparente multiplicité et complexité des choses”.

Néanmoins, accéder à la complexité ne signifie pas renoncer à la rigueur. Une allodynographie ne peut pas être positive – ou négative – sans énoncer au préalable l’hypothèse de la branche cutanée du système nerveux somatosensible lésée. Par exemple, le membre supérieur, du bout des doigts à l’épaule, ne compte pas moins de trente-neuf branches cutanées et ne se limite pas aux trois nerfs radial, médian et ulnaire testés par neurographie (Spicher et al., 2020b).

En outre, accéder à la complexité nécessite une vision holistique. L’expérience de la douleur ne peut pas se réduire à une pensée mécaniste, bijective, d’une cause à un effet. Elle représente pour la personne en souffrance « une rupture dans la continuité de l’existence. » (Margot-Cattin, 2018)

La pensée simplifiante et mutilante porte sur la grande évidence de la rationalité et de la technique (Morin, 2001, p. 1906). Elle exclut l’évidence voilée de l’imaginaire et du mythe (Morin, 2001, p. 1907), la rêverie et le récit (Cyrulnik, 2019). En promouvant la prise en charge personnalisée de chaque patient·e, l’Université d’Oxford par l’Evidence-based Medicine (Sackett et al., 1996)[3], puis les thérapeutes par l’Evidence-based Practice (EBP) synthétisent un paradigme de la complexité en trois sphères (Fig. 1).

[1] Expression chère à Alain de Libéra (2014) pour rendre compte de l’articulation des notions de sujet, d’agent, de moi et de personne.

[2] Tout comme le symbole.

[3] Ce qui n’empêche pas aujourd’hui d’être critique quant à ce qu’est devenu ce paradigme sous l’emprise de certains lobbies (Jureidini & McHenry, 2022).

 

Figure 1 : les trois sphères de l’Evidence-based Practice (Chaput et al., 2017).

 

LA DIALOGIQUE

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques ce que le phénotype

La définition du phénotype est l’ensemble des caractéristiques observables d’un organisme vivant et résultant du fonctionnement du génome dans des conditions environnementales données (Guespin-Michel, 2016). Cette définition est intéressante pour le sujet qui nous concerne, car elle mentionne explicitement que le phénotype se rapporte à la sphère observable, tout comme le phénomène de la douleur qui s’exprime selon des modalités verbale ET paraverbale ET infraverbale. Cette conception inclut la notion de corps-connaissant (Merleau-Ponty, M., 1945, p. 467).

Analogiquement, l’évaluation du phénomène de la douleur tient compte de l’expérience sensorielle ET émotionnelle perçue dans un contexte précis. Or, appréhender ce type de propositions requiert une pensée dialogique, différente de la dialectique. La dialogique est une unité complexe entre plusieurs logiques, entités ou instances complémentaires, concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l’une de l’autre, se complètent, mais aussi s’opposent, se combattent, voire s’excluent. Les entités de la dialogique sont indissociables et indispensables conjointement pour comprendre une même réalité (Morin, 1990, pp. 98-99).

Une illustration de dialogique, bien connue des thérapeutes, est l’interdisciplinarité (Guespin-Michel, 2016). A la différence de la pluridisciplinarité qui est la juxtaposition de disciplines où chacun tend plutôt à garder farouchement son pré-carré, l’interdisciplinarité est « une démarche d’assemblage dialogique des apports disciplinaires nécessaires à l’analyse d’un objet complexe. » (Jollivet, 2002) C’est ainsi que les quelques patient·es qui bénéficient d’interdisciplinarité ressortent du colloque hebdomadaire de synthèse avec un objectif interdisciplinaire qui générera rétroactivement des objectifs monodisciplinaires (en masso-kinésithérapie, neuropsychologie, ergothérapie, et ainsi de suite)[1].

Dans une logique cartésienne, paradigme de l’Occident (Morin, 1991, pp. 1820-1823), entrer dans le mouvement dialogique suscite de la résistance. Et si la réduction et les disjonctions caractérisent la pensée simplifiante, notification est un descriptif qui pourrait lui être adjoint tant leurs bombardements numériques continus, pas si virtuels que cela, parasitent toute réflexion. Advenir au paradigme de la complexité (Tableau I) requiert la capacité (1) de distinguer et de séparer, (2) de relier les disjonctions et (3) de s’impliquer. En effet, la pensée complexe prend du temps, elle requiert de faire cohabiter conjointement deux ou plusieurs sphères (Fig. 1). Les faits saillants sont alors irrigués par des faits non négligeables. Les symptômes sensoriels peuvent être distingués et séparés des symptômes émotionnels ; les thérapeutes, à travers leur présence et leur écoute allant chercher l’expression, la verbalisation et l’éducation du patient. Celui-ci, à son tour, rendu capacitaire, peut désormais envisager dans le temps une évolution de son état de santé. Dès lors, il sort de l’immobilité dans laquelle l’avaient figé des résultats objectifs considérés comme irrémédiablement absents. Avant de pouvoir distinguer la main qui se tend et de prendre en quelque sorte en main son traitement, le patient dont l’état stagnait, à qui l’on avait prescrit une rééducation fonctionnelle et qui commence encore dans le brouillard une rééducation sensitive, n'éprouve-t-il pas la dialogique ?

L’IDEOLOGIQUE

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques ce que le phénotype est au génome.

La pensée idéologique emprunte aux philosophies leurs idées maîtresses ; elle y puise de la cohérence organisatrice, mais de façon simplificatrice et dogmatique. Le sens critique lui fait défaut. L’individu s’identifiant à une quelconque idéologie ne met pas du sien pour chercher à connaître, mais se limite à répéter des truismes ; aucun contre-discours ne venant déjouer les mécanismes univoques de l’idéologie. On comprend alors le sens péjoratif du terme idéo-logique, qui connote un défaut, un manque, une illusion (Morin, 1991, pp. 1722 – 1730). Alors que la dialogique permet la pensée de la complexité, afin de lutter contre la pensée réductrice, cette troisième logique, idéologique, est mutilante.

Se retrouver englué·e dans l’idéologie est un danger qui guette quiconque ne prêterait pas attention à la dignité inhérente aux différentes manières d’être vivant (Morizot, 2020). C’est ce que peut ressentir un·e patient·e chronique dans sa lutte opiniâtre contre l’idéologie qui prétend que son mal est incurable. Saturé·e d’informations nourrissant l’idéologie, une place peut-elle être faite à l’imprévisible, l’indéterminé ? Comment peut-iel se déployer, être accueilli ? Une disposition peut-elle renaître, certains gestes être retrouvés, une réflexion engagée ? Cela demande une prise de recul, exige de relever la tête, de voir l’autre et en lui ce champ/chant impalpable, diaphane, fragile, difficilement défendable aux yeux de la science ; et pourtant bien là, considérable.

Le patrimoine génétique appartiendrait aux nantis propriétaires du patrimoine immobilier ou autres actions (Spicher, 2018). Affirmation idéologique[2]. Ainsi, lorsque certain·es isole·nt les lésions organiques de l’expression du phénomène de la douleur, cela équivaut à vouloir isoler le génome de l’expression des gènes d’un organisme vivant : leurs phénotypes observables dans des conditions environnementales données. Ce qui n’est PAS logique.

CONCLUSION

Déjà au pied des pyramides d’Egypte par les thérapeutes, puis par les Hébreux, les penseurs grecs, les médecins Abû Ali Ibn Sînâ -Avicenne- et Moshé ben Maïmon -Maïmonide- et en Europe jusqu’à la Renaissance, le corps-âme-esprit était indissociable, bien qu’avec d’importantes nuances. Descartes en séparant le moi pensant de la chose matérielle[3] a contribué à modifier le cours de la médecine (Damasio, 2010). Aujourd’hui, comment envisager un rapprochement salutaire entre médecins et thérapeutes, si ce n’est par leurs paradigmes respectifs ?

Du côté du médecin, le fonctionnel, le palpable, le visible, notamment par imagerie, sont évalués et la restauration fonctionnelle constitue l’objectif principal. Quant au champ de présence du thérapeute, c’est celui du moins visible et exprimable, voire invisible et ineffable, du difficilement approchable, voire intouchable. L’être humain est envisagé en entier, quitte à ce que les thérapeutes aillent contre le primat du mouvement en prescrivant à leur patient·e de ne pas toucher un territoire corporel requis pour le mouvement.

Le terme hypoesthésie tactile, en grec ancien αἵσθησις [èsthêsis], renvoie à la faculté de détecter - ou pas - les stimulations tactiles. Il fait également écho à la notion de piste, de trace à traquer. Répondant à la complexité du phénomène de la douleur, un lien est établi par la méthode de RSD entre les sphères du fonctionnel et du sensitif, entre les lésions du système nerveux somatosensible et la plasticité neuronale, entre les dimensions organique et psychologique, entre le mesurable et la sphère affective.

Un défi reste à relever, surtout dans les situations plus complexes de plus de six mois : faire cohabiter des mesures et des dessins rigoureux avec un langage imagé restituant des perceptions réelles. Des patient·es cherchant à être davantage objectives·ifs, malgré l’opacité de leur traversée ; des thérapeutes moins terre à terre, une fois leurs monofilaments reposés. L’exigence de précision de tout diagnostic émerge tout à la fois de la sphère de l’objectivité et de celle de la sensibilité. En terme aristotélicien, l’union du connu et du connaissant serait ainsi respectée et insérée dans un processus au long cours. 

[1] Une co-opération transdisciplinaire requiert une dialogique (diaà travers), mais encore bien plus de qualités pour endosser cette appellation ; elle va certes à travers, mais aussi au-delà des disciplines (Freitas de et al., 1994).

[2] La dispute entre l’influence de l’inné ou de l’acquis dans l’éducation l’est tout autant.

[3] Comme détaillé dans l’introduction.

Remerciements : comme à l’accoutumée, cet article n’aurait jamais vu le jour sans notre communauté de pratique. Nous remercions de tout cœur les quarante relectrices et relecteurs : les membres de l’editorial board du journal numérique de notre réseau qui se reconnaîtront, l’équipe française de choc de notre Département de la méthode dont les membres aiment leur langue et ne cessent de nous la faire découvrir, les RSDC© (Rééducatrice·teurs Sensitive·tifs de la Douleur Certifié·es), ainsi que tous les médecins, thérapeutes, soigné·es et autres citoyen·nes de notre terre qui brûle.

 

RÉFÉFRENCES

Abécassis, E. (2018). Le maître du Talmud. Paris : Albin Michel.

Alter, N. (2018). Sociologie du monde du travail. Paris : Presse Universitaire de France (PUF).

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Bouchard, S., Quintal, I., Barquet, O., Moutet, F., de Andrade Melo Knaut, S., Spicher, C. & Annoni, J.M. (2021). DOULEURS NEUROPATHIQUES : méthode d’évaluation clinique et de rééducation sensitive de la douleur. Encyclopédie Médico-Chirurgicale (EMC), Kinésithérapie-Médecine physique-Réadaptation, 9(1), 1-15 [Article 26-469-A-10].

Bouhassira, D., Lantéri-Minet, M., Attal, N., Laurent, B. & Touboul, C. (2008). Prevalence of chronic pain with neuropathic characteristics in the general population. Pain, 136, 380-387.

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Winckler, M. & Gahagnon, A. (2021). Tu comprendras ta douleur. Pourquoi vous avez mal et que faire pour que ça cesse. Paris : Livre de Poche.


[Citation] : Branchet, M.Ch. & Spicher, C. (2022). ÉBAUCHE de SYNTHÈSE OUVERTE : Méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur : vers un paradigme de la complexité. Somatosens Pain Rehab, 19(2), 41-49.

Marie-Charlotte BRANCHET[1] & Claude SPICHER[2] ,[3], [4]

 

[1] Ergothérapeute faisant fonction Cadre de Santé Formateur à l’Institut de Formation en Ergothérapie de l’IFPVPS (Institut de Formation Public Varois des Professions de Santé), 401b chemin des plantades, 83130 La Garde, France. mariecharlotte.branchet@ifpvps.fr et membre académicienne du Réseau de Rééducation Sensitive de la Douleur https://www.neuropain.ch/fr

[2] Affiliate member, supervisor, School of Physical and Occupational Therapy, Faculty of Medicine & Health Sciences, McGill University Montreal, Canada claude.spicher@mcgill.ca

[3] Thérapeute de la main certifié suisse (2003 - 2028), Centre de rééducation sensitive du corps humain, Clinique Générale, Fribourg, Suisse  @claudejspicher

[4] Collaborateur scientifique, Département de neurosciences et science du mouvement, Faculté des sciences et de médecine, Université de Fribourg ; 5, Rue du Musée ; CH - 1700 Fribourg, Suisse

« Refuser au soigné la possibilité de réfuter le diagnostic, c'est l'assigner à un rôle d'ignorant, alors même que c’est lui qui connaît le mieux ses symptômes. »

- Un patient, février 2022

 

INTRODUCTION

L’organisation de la santé a hérité d’un modèle de hiérarchisation du travail issu du XIXe siècle, segmentant les diverses spécialités du soin. Ainsi, chaque profession possède son histoire, son identité, sa culture et donc sa propre façon de comprendre la situation du patient et de l’aborder (Alter, 2018). Depuis 2007, le paradigme de la méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur (RSD) est : rechercher l’hypoesthésie tactile, car diminuer l’hypoesthésie diminue les douleurs neuropathiques (Mathis et al., 2007 ; Spicher & Clément-Favre, 2008 ; Spicher et al., 2020a ; Bouchard et al., 2021). Selon Morin (1991, pp. 1808–1829), le paradigme représente un ensemble de principes et relations logiques extrêmement fortes de l’organisation de la pensée. Ainsi, la manière de penser d'un médecin ne peut être similaire à celle d'un·e thérapeute. En effet, les thérapeutes n’évaluent, dans la règle, que ce qu’iels sont potentiellement capables de traiter. Autrement dit, si nous ne connaissons pas les mécanismes de plasticité neuronale adaptative, nous n’évaluons pas l'hypoesthésie tactile. Par conséquent, les paradigmes des médecins et des thérapeutes sont différents.

 

Comme un demi-milliard de patient·e·s souffrent de douleurs neuropathiques[5], il devient important de tenter de reformuler ce qui pourrait être la raison d’un malentendu : un·e patient·e, qui éprouve des symptômes douloureux neuropathiques depuis plus de six mois, ne peut plus se réduire à des lésions organiques que la Faculté de médecine et des sciences de la santé n’arrive pas à objectiver. Ce malentendu remontant au XVIIe siècle avec la naissance de la science moderne, il est apparu nécessaire de revisiter ces principes de l’organisation de nos pensées, afin d’offrir un espoir de changement aux patient·e·s isolé·e·s, en peine à perpétuité (Le Breton, 2017), qui souffrent de nuits sans repos. Afin d’étudier le réel, René Descartes a séparé le sujet observateur de l’objet d’étude. De ce paradigme du dualisme[6] découle les innombrables examens médicaux par lesquels la maladie doit pouvoir être « objectivée ». Cette manière de disjoindre la rationalité du mythe, l’organisme du patient de ses croyances imaginées, nous avait incité à écrire et traduire en douze langues le pamphlet : Douleurs neuropathiques : mythe ou réalité ? (Spicher, 2017). Aujourd’hui, nous écririons mythe ET réalité.

 Le but de cet article est de proposer, d’analyser à l’aide de trois logiques et de discuter le nouveau paradigme de la méthode de RSD, à savoir :

 

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques ce que le phénotype est au génome.

 

[5] 7 % de la population générale (Bouhassira et al., 2008 ; Suter, Sprenger, Taub et al., 2013).

[6] Stricto sensu, Descartes opère une dissociation entre l'Ego cogitans (le Moi pensant) et la Res extensa (la Chose matérielle). 

LA LOGIQUE ARISTOTÉLICIENNE

Le phénomène de la douleur

Au XIIe siècle, le médecin et philosophe הרב משה בן מימון [Moshé ben Maïmon* Maïmonide (2012)] incitait le lecteur à avoir un esprit libre pour dépasser le sens littéral du texte. Il en va de même dans la rencontre d’un·e patient·e, afin de lire le récit de ses symptômes, de remonter dans un récit à deux voix le fleuve de ses souvenirs (Winckler & Gahagnon, 2019 ; Spicher, 2021). Le préfixe dia- de dialogue est le même que celui de diagnostic. Un dialogue est une discussion de plusieurs à travers des paroles successives (dia ≡ à travers) et un diagnostic, la reconnaissance d'une entité clinique à travers plusieurs découvertes (antécédents, anamnèse clinique des symptômes, examen clinique et de laboratoire, etc.). A ce titre, il est surprenant de remarquer à quel point les clinicien·ne·s se sont approprié le diagnostic. En effet, la personne expliquant le symptôme, devrait pour le moins, pouvoir confirmer, voire réfuter, le diagnostic, afin de lui conférer une double reconnaissance. Cette vision du patient d’un siècle passé omet son évolution ainsi que ses capacités à participer à la prise de décisions - elle ne considère pas le patient comme un acteur central du diagnostic et du traitement (Henry & Dauga, 2016 ; Geadah, 2012). Cela nécessite un changement de posture du professionnel de santé, qui débute par le postulat de sincérité du patient (Spicher, et al., 2020a).

 

L’émergence du phénomène de la douleur, un peu comme l’écume des vagues, constitue l’indice d’une réalité extérieure à l’entendement du clinicien (Morin, 1977, pp. 160). Afin que celui-ci puisse y accéder et puisque, dans un dialogue, le patient doit pouvoir compléter et nuancer l’anamnèse clinique, il est impératif de prendre en compte l’environnement de cette relation. L’accueil avec attention, qui avait dans les temps immémoriaux la même racine étymologique que l’écoute, n’est possible qu’en minimisant les interruptions téléphoniques, les allées et venues intempestives, en créant un espace-temps généreux et non minuté par les contraintes budgétaires. Ce n’est qu’à ce prix que les symptômes peuvent affleurer, être recueillis, entendus, voire compris (Girard, 2021). Si vous n’arrivez pas à écouter les symptômes douloureux évoqués à demi-mots par le·s patient·e·s, vous risquez d’en rester à une pensée réductrice sans pouvoir initier un raisonnement clinique complexe.



Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques

Le modèle anatomo-pathologique – paradigme du XIXe siècle – incite à rechercher LA lésion du système organique qui serait la cause des symptômes évoqués. Il s’articule ainsi : (1) chercher la cause de la maladie, (2) traiter cette cause et (3) ses conséquences, les symptômes, seront guéris. C’est sous l’empire de cette pensée simplifiante et unidimentionnelle que certains médecins n’ont de cesse de chercher LA cause originelle des douleurs neuropathiques. Cependant, l’interprétation du résultat d’un examen pose un problème de logiques. Aristote, notamment avec l’Organon, avait posé la première pierre de la fondation de la rationalité formelle : concept, proposition, jugement, raisonnement. Un signe d’examen clinique ou paraclinique présente soit un résultat positif, soit un résultat négatif. Cependant, un signe désigne ce qui est recherché : une neurographie positive indique des lésions axonales Aβ, des douleurs neuropathiques définies. Néanmoins, une neurographie négative n’indique rien ; une neurographie négative signifie simplement que la donnée probante escomptée n’est pas obtenue (Spicher et al., 2018)[7]. Cela maintient simplement l’incertitude.

 

Le signe[8], par essence, comporte deux dimensions : il est indicateur et évocateur. Par exemple, l’allodynographie (Packham et al., 2020) indique – comme la signalisation routière – ce qu’elle recherche : des lésions axonales des neurofibres Aβ. Aussi, comme un feu tricolore indique sur la route un comportement à adopter, le raisonnement du clinicien à la suite de cette évaluation évoque une stratégie thérapeutique et un programme de traitement probant de l’allodynie mécanique (Spicher et al., 2019).

 

La réduction de l’être humain à une lésion majeure d’un système organique, observable et mesurable par des examens, est problématique car elle manifeste un renoncement au paradigme de la complexité (Tableau I) :

 

Tableau I : mécanismes constitutifs des pensées simplifiante et complexe (Morin, 1990, pp. 103-104).

La simplification est nécessaire, dans un premier temps. Dans une visée pédagogique, elle permet de mieux comprendre un phénomène. Edgar Morin accepte la réduction consciente qu’elle est réduction et non la réduction arrogante qui croit posséder la vérité simple, derrière l’apparente multiplicité et complexité des choses (Morin, 1990, pp. 134-135).

 

Néanmoins, accéder à la complexité ne signifie pas renoncer à la rigueur. Une allodynographie ne peut pas être positive – ou négative – sans énoncer au préalable l’hypothèse de la branche cutanée du système nerveux somatosensible lésée. Le membre supérieur, du bout des doigts à l’épaule, ne compte pas moins de trente-neuf branches cutanées et ne se limite pas aux trois nerfs radial, médian et ulnaire testés par neurographie (Spicher et al., 2020b).

 

En outre, accéder à la complexité nécessite une vision holistique. L’expérience de la douleur ne peut se réduire à une pensée mécaniste, bijective, d’une cause à un effet. Elle représente pour la personne en souffrance « une rupture dans la continuité de l’existence » (Margot-Cattin, 2018). Par conséquent, il est important de garder en mémoire que l’allodynographie sera dépendante des activités réalisées par le patient, de ses rôles, de ses obligations familiales ou professionnelles et de son environnement.

 

La pensée simplifiante porte sur la grande évidence de la rationalité et de la technique (Morin, 2001, p. 1906). Elle exclut l’évidence voilée de l’imaginaire et du mythe (Morin, 2001, p. 1907), la rêverie et le récit (Cyrulnik, 2019). Par un paradigme de la complexité, ce sont ces deux entités qu’ont tenté de relier l’Université d’Oxford par l’Evidence-based Medicine (Sackett et al., 1996), puis les thérapeutes par l’Evidence-based Practice (EBP) (Chaput et al., 2017). L’EBP est la prise en charge personnalisée de chaque patient·e grâce à un processus décisionnel délibéré, consciencieux et judicieux intégrant les meilleures données probantes disponibles, l’expertise clinique individuelle du professionnel et les valeurs, préférences et circonstances du patient (Fig. 1).

 

Figure 1 : les trois sphères de l’EBPEvidence-based Practice (Chaput et al., 2017).

 

[7] Une neurographie négative ne peut pas être interprétée comme une absence de lésions axonales Aβ.

[8] Tout comme le symbole.

LA DIALOGIQUE

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques ce que le phénotype

La définition du phénotype est l’ensemble des caractéristiques observables d’un organisme vivant, résultant du fonctionnement du génome dans des conditions environnementales données (Guespin-Michel, 2016). Cette définition est intéressante pour le sujet qui nous concerne, car elle mentionne explicitement que le phénotype se rapporte à la sphère observable, tout comme le phénomène de la douleur qui s’exprime selon des modalités verbale ET paraverbale ET infraverbale. Dans le même ordre d’idée, l’évaluation du phénomène de la douleur évalue l’expérience sensorielle ET émotionnelle perçue dans un contexte précis.

 

Appréhender ce type de propositions requiert une pensée dialogique. La dialogique est une unité complexe entre plusieurs logiques, entités ou instances complémentaires, concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l’une de l’autre, se complètent, mais aussi s’opposent, se combattent, voire s’excluent. Les entités de la dialogique sont indissociables et indispensables conjointement pour comprendre une même réalité (Morin, 1990, pp. 98-99).

 

En plus de l’exemple de l’EBP (Fig. 1), une autre illustration de dialogique, bien connue des thérapeutes, est l’interdisciplinarité (Guespin-Michel, 2016). A la différence de la pluridisciplinarité qui est la juxtaposition de disciplines où chacun tend plutôt à garder farouchement son pré-carré, l’interdisciplinarité est « une démarche d’assemblage dialogique des apports disciplinaires nécessaires à l’analyse d’un objet complexe » (Jollivet, 2002). C’est ainsi que les quelques patient·e·s qui bénéficient d’interdisciplinarité ressortent du colloque hebdomadaire de synthèse avec un objectif interdisciplinaire qui générera rétroactivement des objectifs monodisciplinaires (en masso-kinésithérapie, neuropsychologie, ergothérapie, et ainsi de suite)[9].

 

Dans une logique cartésienne, paradigme de l’Occident (Morin, 1991, pp. 1820-1823), envisager plusieurs logiques peut entraîner de la résistance au changement. Advenir à ce paradigme de la complexité (Tableau I) requiert la capacité (1) de distinguer et de séparer, (2) de relier les disjonctions et (3) de s’impliquer. En effet, la pensée complexe prend du temps, elle requiert de faire cohabiter conjointement deux ou plusieurs sphères[10]. Et si la réduction et les disjonctions caractérisent la pensée simplifiante, « notification » est un descriptif qui pourrait lui être adjoint tant leur bombardement continu parasite toute réflexion.

 

L’IDEOLOGIQUE

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques ce que le phénotype est au génome.

La pensée idéologique emprunte aux philosophies leurs idées maîtresses ; elle y puise de la cohérence organisatrice, mais de façon simplificatrice et dogmatique. On comprend alors le sens péjoratif du terme « idéo-logique », qui connote un défaut, un manque, une illusion (Morin, 1991, pp. 1722 – 1730). Alors que la dialogique permet la pensée de la complexité, afin de lutter contre la pensée réductrice, cette troisième logique, idéologique, est simplifiante.

 

Le patrimoine génétique appartiendrait aux nantis propriétaires du patrimoine immobilier ou autres actions (Spicher, 2018). Affirmation idéologique[11]. Ainsi, lorsque certain·e·s isole·nt les lésions organiques de l’expression du phénomène de la douleur, cela équivaut à vouloir isoler le génome de l’expression des gènes d’un organisme vivant : leurs phénotypes observables dans des conditions environnementales données. Ce qui n’est PAS logique.

 

CONCLUSION

Pour conclure, il paraît opportun de rappeler une évidence en parlant de la science : il y a le scientifique qui réfléchit sur sa science et qui par là même, fait de la philosophie, puis il y a les historiens de la science, les épistémologues et les vulgarisateurs (Morin, 1990, p. 131).

 

Le nouveau paradigme de la méthode de RSD « Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques ce que le phénotype est au génome » est une métaphore de simplification illustrant la complexité existante dans l’expression des douleurs neuropathiques. Ainsi, ce nouveau paradigme propose trois types de logiques distinctes : (1) la logique aristotélicienne, (2) la dialogique et (3) l’idéologique. En proposant ce changement de paradigme, nous espérons vous avoir ouvert un champ de possibles. De sorte que, face à une situation complexe, après six mois, vous osiez passer de la réduction de l’être humain au biologique à une pensée complexe dialogique qui suspend l’unidimensionnel, qui distingue sans disjoindre, qui réorganise dans le mouvement d’une ronde (Muller-Colard, 2019), qui s’ouvre à la multiplicité des constellations.

Remerciements : comme à l’accoutumée, cet article n’aurait jamais vu le jour sans notre communauté de pratique. Nous remercions de tout cœur les quarante relectrices et relecteurs : les membres de l’editorial board du journal numérique de notre réseau qui se reconnaîtront, l’équipe française de choc de notre Département de la méthode dont les membres aiment leur langue et ne cessent de nous la faire découvrir, les RSDC© (Rééducatrice·teurs Sensitive·tifs de la Douleur Certifié·es), ainsi que tous les médecins, thérapeutes, soigné·es et autres citoyen·nes de notre terre qui brûle.

 

[9] Une co-opération transdisciplinaire requiert une dialogique (diaà travers), mais encore bien plus de qualités pour endosser cette appellation ; elle va certes à travers, mais aussi au-delà des disciplines (Freitas de et al., 1994).

[10] Comme l’Evidence-based Practice (EBP).

[11] La dispute entre l’influence de l’inné ou de l’acquis dans l’éducation l’est tout autant.

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[Citation] : Spicher, C. (2022). ÉBAUCHE de SYNTHÈSE OUVERTE : MÉTHODE de Rééducation Sensitive de la Douleur : un NOUVEAU paradigme. Somatosens Pain Rehab, 19(1), 10-17.

Claude SPICHER [1], [2], [3]

[1] Affiliate member, supervisor, School of Physical and Occupational Therapy, Faculty of Medicine & Health Sciences, McGill University Montreal, Canada claude.spicher@mcgill.ca
[2] Thérapeute de la main certifié suisse (2003 - 2028), Centre de rééducation sensitive du corps humain, Clinique Générale, Fribourg, Suisse @claudejspicher
[3] Collaborateur scientifique, Département de neurosciences et science du mouvement, Faculté des sciences et de médecine, Université de Fribourg ; 5, Rue du Musée ; CH - 1700 Fribourg, Suisse claude.spicher@unifr.ch

ABSTRACT

Since 2007, the method of Somatosensory Pain Rehabilitation uses the following paradigm: ‘’Find the tactile hypoesthesia, because reducing hypoesthesia reduces neuropathic pain.’’. Today, the method introduces a new paradigm: ‘’The phenomenon of pain is to organic lesions, what the phenotype is to the genome’’. In other words, acknowledging symptoms is agreeing on the hypothetic possibility of having a damaged cutaneous branch of the somatosensory nervous system, as the pain can be a representation of a nerve lesion and as the lesion can’t be isolated from the pain. The pain, like the phenotype, is observable, expressed with verbal, paraverbal, and infra-verbal modalities, and is emotionally and sensorially experienced.

This paradigm is also based on three kinds of logic, an Aristotelian, a dialogical, and an ideological one. The first interpretation of logic describes it as a concept, a proposition, a judgment, and a reasoning. In the clinic, this can be compared to the exams used to determine if a sign is positive or not. If the result is positive, the exam confirms a lesion of Aβ neurofibers and explains neuropathic pain. If it is negative, patients are left with unexplained symptoms. This logic is therefore incomplete. The second logic is the combination of a multitude of logic. In the clinic, this can be seen in the interdisciplinarity of a team of therapists, as they are trying to analyze any complex condition of their patients, together. Their thoughts can be different, but they complete each other. The last logic is simplifying; it creates an organizational coherence in the ideas that are shared, to pass from the complexity of analysis, to the unification of the thoughts.

The aim of this new paradigm is to help therapists in the management of their patients; from their first evaluation to the continuum of their treatment while respecting the three spheres of evidence-based practice: the patients' values, the clinical expertise, and the evidence.

Sarah Bouchard, MSc OT, CSTP©

Depuis 2007, le paradigme de la méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur (RSD) est : rechercher l’hypoesthésie tactile, car diminuer l’hypoesthésie diminue les douleurs neuropathiques (Mathis et al., 2007 ; Spicher & Clément-Favre, 2008 ; Spicher et al., 2020a ; Bouchard et al., 2021). Paradigme ? Oui, un ensemble de principes et relations logiques extrêmement fortes de l’organisation de la pensée (Morin, La méthode, 1991, pp. 1808–1829). Alors que l'organisation de la pensée d'un médecin est tournée le plus souvent vers le diagnostic, celle d'un·e thérapeute est tournée vers la thérapie. En effet, les thérapeutes n’évaluent, dans la règle, que ce qu’iels sont potentiellement capables de traiter. Autrement dit, si nous ne connaissons par les mécanismes de plasticité neuronale adaptative, nous n'allons pas évaluer l'hypoesthésie tactile. Ainsi, les paradigmes des médecins et des thérapeutes sont différents. Par exemple, le « Groupe d'Intérêt sur la douleur de la Société Française de Physiothérapie » a commandé au Réseau de Rééducation Sensitive de la Douleur (RRSD) deux articles sur les douleurs neuropathiques, le premier sur les traitements (Spicher et al., 2019a), le second sur l’évaluation clinique (Spicher et al., 2019b). Cet usage, contraire au raisonnement médical du diagnostic différentiel, repose sur ce paradigme thérapeutique. Habituellement, nous n'avons pas conscience de ces organisations de pensée.

Comme après quinze ans, nous constatons que notre planète est toujours habitée par plus d’un demi-milliard de patient·e·s qui souffrent de douleurs neuropathiques[4], il devient important de tenter de reformuler ce qui pourrait être la raison d’un malentendu : un·e patient·e, qui souffre de symptômes douloureux neuropathiques depuis plus de six mois, ne peut plus se réduire à des lésions organiques que la Faculté de médecine et des sciences de la santé n’arrive pas à objectiver. Ce malentendu remontant au XVIIe siècle avec la naissance de la science moderne, il m’est apparu nécessaire de revisiter ces principes de l’organisation de nos pensées, afin d’offrir un espoir de changement aux patient·e·s isolé·e·s, en peine à perpétuité (Le Breton, 2017), qui souffrent de nuits sans repos. Afin d’étudier le réel, René Descartes a séparé le sujet observateur de l’objet d’étude. De ce paradigme du dualisme[5] découle les innombrables examens médicaux par lesquels la maladie doit pouvoir être « objectivée ». Cette manière de disjoindre la rationalité du mythe, l’organisme du patient de ses croyances imaginées, nous avait incité à écrire et traduire en douze langues le pamphlet : Douleurs neuropathiques : mythe ou réalité ? (Spicher, 2017) Aujourd’hui, nous écririons mythe ET réalité.

Le but de cet article est de proposer, d’analyser à l’aide de trois logiques et de discuter le nouveau paradigme de la méthode de RSD, à savoir :

 

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques ce que le phénotype est au génome.

 

[4] 7 % de la population générale (Bouhassira et al., 2008 ; Suter, Sprenger, Taub et al., 2013).
[5] Stricto sensu, Descartes opère une dissociation entre l'Ego cogitans (le Moi pensant) et la Res extensa (la Chose matérielle).

Au XIIe siècle, le médecin et philosophe הרב משה בן מימו ן [Moshé ben Maïmon* Maïmonide (2012)] incitait le lecteur à avoir un esprit libre afin de dépasser le sens littéral du texte. Il en va de même dans la rencontre d’un·e patient·e, afin de lire le récit de ses symptômes, de remonter dans un récit à deux voix le fleuve de ses souvenirs (Winckler & Gahagnon, 2019 ; Spicher, 2021). Le préfixe dia- de dialogue est le même que celui de diagnostic. Un dialogue est une discussion de plusieurs à travers des paroles successives (dia ≡ à travers) et un diagnostic, la reconnaissance d'une entité clinique à travers plusieurs découvertes (antécédents, anamnèse clinique des symptômes, examen clinique et de laboratoire, etc.). A ce titre, il est surprenant de remarquer à quel point les clinicien·ne·s se sont approprié·e·s le diagnostic. Celui-ci, qui explique le symptôme, devrait pour le moins être confirmé par la soignée, afin de lui conférer une double reconnaissance – voire réfuté.

L’émergence du phénomène de la douleur, un peu comme l’écume des vagues, constitue l’indice d’une réalité extérieure à l’entendement du clinicien (Morin, La méthode, 1977, pp. 160). Afin que celui-ci puisse y accéder et puisque, dans un dialogue, le patient doit pouvoir compléter et nuancer l’anamnèse clinique, il est impératif de prendre en compte l’environnement de cette relation. L’accueil avec attention, qui avait dans les temps immémoriaux la même racine étymologique que l’écoute, n’est possible qu’en minimisant les interruptions téléphoniques, les allées et venues intempestives, en créant un espace-temps généreux et non minuté par les contraintes budgétaires. Ce n’est qu’à ce prix que les symptômes peuvent affleurer, être recueillis, entendus, voire compris (Girard, 2021). Si vous n’arrivez pas à entendre les symptômes douloureux évoqués à demi-mots par le·s patient·e·s, vous risquez d’en rester à une pensée réductrice sans pouvoir initier un raisonnement clinique complexe.

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques …

Le modèle anatomo-pathologique – paradigme du XIXe siècle – incite à rechercher LA lésion du système organique qui serait la cause des symptômes évoqués. Il s’articule ainsi : (1) chercher la cause de la maladie, (2) traiter cette cause et (3) ses conséquences, les symptômes, seront guéris. C’est sous l’empire de cette pensée simplifiante et unidimentionnelle que certains médecins n’ont de cesse de chercher LA cause originelle des douleurs neuropathiques. Cependant, l’interprétation du résultat d’un examen pose un problème de logiques. Aristote, notamment avec les « Organon », avait posé la première pierre de la fondation de la rationalité formelle : concept, proposition, jugement, raisonnement. Un signe d’examen clinique ou paraclinique présente soit un résultat positif, soit un résultat négatif. Cependant, un signe désigne ce qui est recherché : une neurographie positive indique des lésions axonales Aβ, des douleurs neuropathiques définies. Néanmoins, une neurographie négative n’indique rien ; une neurographie négative signifie simplement que la donnée probante escomptée n’est pas obtenue (Spicher et al., 2018)[6]. Cela maintient simplement l’incertitude.

Le signe[7], par essence, comporte deux dimensions : il est indicateur et évocateur. Par exemple, l’allodynographie (Packham et al., 2020) indique – comme la signalisation routière – ce qu’elle recherche : des lésions axonales des neurofibres Aβ, mais aussi, elle évoque une stratégie thérapeutique et un programme de traitement probant de l’allodynie mécanique.

La réduction de l’être humain à une lésion majeure d’un système organique, observable et mesurable par des examens, est problématique ; elle manifeste un renoncement au paradigme de la complexité (Tableau I) :

Tableau I : mécanismes constitutifs des pensées simplifiante et complexe (Morin, 1990, pp. 103-104).

La simplification est nécessaire, dans un premier temps. Edgar Morin accepte la réduction consciente qu’elle est réduction, et non la réduction arrogante qui croit posséder la vérité simple, derrière l’apparente multiplicité et complexité des choses (Morin, 1990, pp. 134-135).

Néanmoins, accéder à la complexité ne signifie pas renoncer à la rigueur. Une allodynographie ne peut pas être positive – ou négative – sans énoncer au préalable l’hypothèse de la branche cutanée du système nerveux somatosensible lésée. Le membre supérieur, du bout des doigts à l’épaule, ne compte pas moins de trente neuf branches cutanées et ne se limite pas aux trois nerfs radial, médian et ulnaire testés par neurographie (Spicher et al., 2020b).

La pensée simplifiante porte sur la grande évidence de la rationalité et de la technique (Morin, 2001, La méthode, p. 1906). Elle exclut l’évidence voilée de l’imaginaire et du mythe (Morin, 2001, p. 1907), la rêverie et le récit (Cyrulnik, 2019). Par un paradigme de la complexité, ce sont ces deux entités qu’ont tenté de relier l’Université d’Oxford par l’Evidence-based Medicine (Sackett et al., 1996), puis les thérapeutes par l’Evidence-based Practice (EBP) (Chaput et al., 2017). L’EBP est la prise en charge personnalisée de chaque patient·e grâce à un processus décisionnel délibéré, consciencieux et judicieux intégrant les meilleures données probantes disponibles, l’expertise clinique individuelle du professionnel et les valeurs, préférences et circonstances du patient (Fig. 1 – page suivante).

 

Figure 1 : les trois sphères de l’EBP – Evidence-based Practice (Chaput et al., 2017).

 

[6] Une neurographie négative ne peut pas être interprétée comme une absence de lésions axonales Aβ.
[7] Tout comme le symbole.

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques ce que le phénotype …

Définition du phénotype : caractéristiques observables d’un organisme vivant, résultant du fonctionnement du génome dans des conditions environnementales données (Guespin-Michel, 2016).

Cette définition est très intéressante pour le sujet qui nous concerne, car elle mentionne explicitement que le phénotype se rapporte à la sphère observable, tout comme le phénomène de la douleur qui s’exprime selon des modalités verbale ET paraverbale ET infraverbale. Dans le même odre d’idée, l’évaluation du phénomène de douleur évalue l’expérience sensorielle ET émotionnelle perçue.

Appréhender ce type de propositions requiert une pensée dialogique. La dialogique est une unité complexe entre plusieurs logiques, entités ou instances complémentaires, concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l’une de l’autre, se complètent, mais aussi s’opposent, se combattent, voire s’excluent. Les entités de la dialogique sont indissociables et indispensables conjointement pour comprendre une même réalité (Morin, 1990, pp. 98-99).

En plus de l’exemple de l’EBP (Fig. 1), un autre exemple de dialogique, bien connu des thérapeutes, est l’interdisciplinarité (Guespin-Michel, 2016). A la différence de la pluridisciplinarité qui est la juxtaposition de disciplines où chacun tend plutôt à garder farouchement son pré-carré, l’interdisciplinarité est « une démarche d’assemblage dialogique des apports disciplinaires nécessaires à l’analyse d’un objet complexe. » (Jollivet, 2002) C’est ainsi que les quelques patient·e·s qui bénéficient d’interdisciplinarité ressortent du colloque hebdomadaire de synthèse avec un objectif interdisciplinaire qui générera rétroactivement des objectifs monodisciplinaires (en kinésithérapie, neuropsychologie, ergothérapie, et ainsi de suite)[9].

J’ai bien conscience que d’oser exprimer l’existence de plusieurs logiques – et non exclusivement La logique cartésienne, grand paradigme de l’Occident (Morin, 1991, La méthode, pp. 1820-1823) – pourrait être passible du bûcher :

« En disant que la terre est ronde, alors qu’on voit bien qu’elle est plate, on se met à la place d’un déviant, un anormal presque. Quand cette déduction s’oppose aux Écritures, l’affirmation est blasphématoire. Celui qui pense ainsi mérite le bûcher. » (Cyrulnik, 2016)

Ainsi, ce nouveau paradigme propose trois types de logiques distinctes : (1) la logique aristotélicienne, (2) la dialogique et (3) l’idéologique qui sera présentée dans la partie finale sur le génome.

Advenir à ce paradigme de la complexité (Tableau I) requiert la capacité (1) de distinguer et de séparer, (2) de relier les disjonctions et (3) de s’impliquer. En effet, la pensée complexe prend du temps, elle requiert de faire cohabiter conjointement deux ou plusieurs sphères[10]. Et si la réduction et les disjonctions caractérisent la pensée simplifiante, « notification » est un descriptif qui pourrait lui être adjoint tant leur bombardement continu parasite toute réflexion.

Le phénomène de la douleur est aux lésions organiques ce que le phénotype est au génome.

La pensée idéologique emprunte aux philosophies leurs idées maîtresses ; elle y puise de la cohérence organisatrice, mais de façon simplificatrice et dogmatique. On comprend alors le sens péjoratif du terme « idéo-logique », qui connote un défaut, un manque, une illusion (Morin, La méthode, 1991, pp. 1722 – 1730). Alors que la dialogique permet la pensée de la complexité, afin de lutter contre la pensée réductrice, cette troisième logique, idéologique, est simplifiante.

Le patrimoine génétique appartiendrait aux nantis propriétaires du patrimoine immobilier ou autres actions (Spicher, 2018). Affirmation idéologique[11]. Ainsi, lorsque certain·e·s isole·nt les lésions organiques de l’expression du phénomène de la douleur, cela équivaut à vouloir isoler le génome de l’expression des gènes d’un organisme vivant : leurs phénotypes observables dans des conditions environnementales données. Ce qui n’est PAS logique.

En conclusion, il m’apparaît opportun de rappeler une évidence en parlant de la science : il y a le scientifique qui réfléchit sur sa science et qui de par là même, ipso facto, fait de la philosophie, puis il y a les historiens de la science, les épistémologues et les vulgarisateurs. (Morin, 1990, p. 131). En vous offrant ce changement de paradigme, nous espérons vous avoir ouvert un champ de possibles. Histoire que, face à une situation complexe, après six mois, vous osiez vous glisser de la réduction de l’être humain au biologique vers une pensée complexe dialogique qui suspend l’unidimentionnel, qui distingue sans disjoindre, qui réorganise dans le mouvement d’une ronde (Muller-Colard, 2019), qui s’ouvre à la multiplicité des constellations.

Remerciements : comme à l’accoutumée, cet article n’aurait jamais vu le jour sans notre communauté de pratique. Je remercie de tout coeur les quarante relectrices et relecteurs : les membres de l’editorial board du journal numérique de notre réseau qui se reconnaîtront, l’équipe française de choc de notre Département de la méthode dont les membres aiment leur langue et ne cessent de nous la faire découvrir, les RSDC© (Rééducatrices Sensitives de la Douleur Certifiées), ainsi que tous les médecins, thérapeutes, soigné·e·s et autres citoyen·ne·s de notre terre qui brûle.

[8] Une co-opération transdisciplinaire requiert une dialogique (dia ≡ à travers), mais encore bien plus de qualités pour endosser cette appellation ; elle va certes à travers, mais aussi au-delà des disciplines (Freitas de et al., 1994).
[9] Comme l’Evidence-based Practice (EBP).
[10] La dispute entre l’influence de l’inné ou de l’acquis dans l’éducation l’est tout autant.

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Basic course about Somatosensory Pain Rehabilitation Freiburg 2022

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« L'autre me remet au monde aussi souvent que je le rencontre. »