Art brut (N°60)

E. Y.

Les faits

Je suis une masse de cristaux prête à exploser, à se fissurer. Je suis de glace et bouillonnante. Mes jambes sont deux tours insensibles et j'ai mal. Je souffre tantôt du chaud tantôt du froid, mais le plus souvent du froid.

Je suis un bibendum - comme le pneu Michelin-. Depuis des années mon corps s'est transformé.  Je suis une masse dure et froide. Mes deux jambes sont des piliers de béton glacial dont le centre est en ébullition. C'est comme de la lave qui bouillonne, qui monte et descend des cuisses aux pieds. Je suis prise dans un étau et tout mon corps est tendu comme un élastique prêt à "se déchirer ". J'ai des fers aux pieds et même marcher m’est pénible. Mes pieds sont insensibles et je titube souvent. Je peux me taper ou me couper, je ne sens rien. Ce n'est que la vue du sang ou de bleus qui m'alertent. Je suis comme un globe terrestre où chaque douleur s'est cristallisée puis solidifiée depuis tant d'années. Je suis fermée aux autres, comme dédoublée dans un brouillard qui voile mon esprit. J'ai mal toujours et toujours et j'ai pourri la vie des autres avec mes exigences excessives qui correspondaient à la force et la puissance de mes douleurs. Je ne suis pas dépressive j'ai juste mal, si mal. C'est comme une chape de plomb qui pèse sur mes épaules. Je suis vidée toujours épuisée, mais il faut tenir, vivre, travailler, sortir, recevoir. On se forge un autre visage pour affronter l'extérieur, car personne ne peut comprendre. Je n'ai pas de marques, pas de cassures, mais j'ai toujours mal.

Le pire c'est la nuit, car c'est là bien au chaud dans votre lit que les éclairs se succèdent et vous transpercent de haut en bas, que vos jambes se soulèvent et se crispent sous les lancées. En changeant de position on espère un peu de répit, mais c'est le bas du dos qui s'y met et vous sautillez dans votre lit. Ça commence toujours par un chatouillis qui grandit et finit en décharge dans l'une ou l'autre des jambes. Celle-ci part toute seule, se soulève et vit sa propre vie 2, 3, 4 fois de suite et la douleur est à hurler, mais aucun son ne sort de votre bouche, tout juste un soupir exaspéré en tenant votre jambe et en espérant que ça passe vite. Le calme revient toujours et vous vous endormez, mais le matin vous êtes courbaturée comme si on vous avait battu avec des torchons et vous avez du sable dans la bouche et mal aux mâchoires d'avoir contrer vos douleurs.

Tu leur fais face jour et nuit. Elles te prennent par surprise au resto, au concert, au travail, dès que tu t’assois et que tu t’adosses, tes muscles de ton dos palpitent, se contractent et la douleur finit par exploser dans tes reins et tes jambes. Tu vois et tu sens des fourmis ou des serpents progresser sous ta peau des bras ou des mollets, et ils sautillent et te narguent. Mais tu es seule à les voir et les sentir. L'effleurement d'un cheveu, un seul cheveu sur ta joue suffit à créer des chatouillis dans le nez, à contracter le muscle de ta joue, faire sautiller la paupière pendant plusieurs minutes.

Rage

Je suis une battante, je ne me plains pas, je ne pleure pas, je suis juste invalide de mon corps. Mon problème est le résultat d'années de chutes, de blessures, de coupures, d'entorses, d'accouchements, d'interventions en surface ou en profondeur, de cassures. Tous ces chocs, mal ou pas soignés, se sont enfouis au plus profond de moi.

Depuis tant d'années que j'en parle à mes médecins, mes ostéopathes, mes masseurs, même mon acupunctrice et personne ne m'a cru ni prise au sérieux. On a voulu me soigner pour dépression et leur grand mot était : « vous êtes stressée ». Cependant personne n'a cherché plus loin, alors qu’ils devraient avoir le savoir ou au moins la curiosité. Oui je leur en veux de ces années perdues et de toute cette douleur vécue.

Espoir

Une annonce retient mon attention « Conférence sur les douleurs neuropathiques ». Cela me parle et je vais fouiller sur internet. Je suis surprise … agréablement. Serait-ce mon salut, ma planche de survie ? Enfin… Un e-mail et un téléphone plus tard, j’ai un rendez-vous trois jours plus tard. Angoisse, oh angoisse.

Cependant, j’y vais, car j’ai atteint un tel état de révolte contre ce corps paralysé et déficient que je dois agir. Quelques jours plus tôt, me voyant tituber lors d’une soirée, des connaissances y sont allées de leurs remarques acidulées du genre: « Elle a trop bu, elle ne sait pas se tenir … ». La coupe était pleine et je ne risquais rien.

Il me reçoit : Grand, tout de blanc vêtu, une voix agréable. Après une poignée de main légère, il me conduit jusqu’à son bureau. Il a cette gentillesse dans la voix qui calme et met en confiance et son flot de paroles vous enrobe dans un cocon protecteur. Il vous interroge, vous pose des questions de plus en plus pointues, comme s’il avait vécu ces sensations et ces douleurs et quelque chose dans son regard va chercher au fond, tout au fond de vous l’étincelle qui existe encore et qui fera réagir. Dans le brouillard de ma pensée une vérité s’y inscrit : « oui vos douleurs sont réelles, vous n’êtes pas responsable, oui je peux vous aider, ce sera long et vous devrez m’aider à vous aider ». En sortant je suis comme sur un nuage, je n’arrive pas encore à y croire. L’émotion est là au bord des yeux. Tu as trouvé, enfin un espoir….

 

Thérapie

2e rendez-vous. Il me reçoit avec délicatesse, heureux que je sois revenue. Puis il m’explique sa méthode de travail. C’est très technique et compliqué, mais en fait très simple. Vous vous faîtes des stimuli avec une douce peau de lapin sur les joues afin que votre cerveau, l’insula, réapprenne que ce toucher n’est pas une agression et ne se défende pas en nous envoyant des ondes électriques. De l’appliquer huit fois par jour à heure régulière, voilà du job. Il explique les réactions possibles et m’encourage à prendre soin de moi. Plus je m’impliquerai et plus vite les résultats seront là. Toutefois, je ne dois pas me faire d’illusion ce sera long et douloureux.

On passe au questionnaire, car il faut définir avec des mots mes souffrances. Cette fois, c’est pour de vrai, sans tricher, sans concession, avec honnêteté que tu dis et mets une échelle d’intolérable à ton vécu. C’est un moment très fort, très émouvant ponctué de temps morts, car c’est ton choix et le mot est essentiel. J’en aurais pleuré, mais les larmes n’étaient pas encore au rendez-vous.

De semaines en semaines, il te retrouve, t’encourage, t’aide à te reconstruire, sans rien brusquer avec son calme et son énergie, son enthousiasme, son expérience. La confiance se met en place et tes barrières lâchent. Il m’a confié à M., jeune ergothérapeute, si fraîche et si jeune. Comme lui, elle est passionnée par son travail, très méticuleuse, avide d’aider et d’apprendre. Plusieurs fois, elle a été la spectatrice de ma jambe qui s’emballait sous le stimulus des filaments. Elle a vu que ce n’était pas du « chiqué » et que la souffrance était bien réelle. Elle a vu mes cicatrices redevenir blanches et les boursoufflures disparaître. Je vous ai détesté d’avoir encore plus souffert après les séances de filaments ou d’ondes. Je suis toujours revenue, parfois heureuse, car je sentais que les progrès avançaient, parfois accablée, car j’avais affronté mes douleurs avec toute la force de mes mains pour les faire taire alors que cela est totalement contraire à la thérapie.

Puis, j’ai retrouvé des rêves qui ont apporté des réponses à mes maux, car les douleurs physiques peuvent cacher des douleurs d’âme.

Je dors bien, je n’ai plus que de rares lancées dans les jambes, encore quelques fourmis ou sensations de brûlures. La thérapie est toujours en place, mais plus contraignante, car bien plus longue. Même mes chats le remarquent, car ils s’aventurent de nouveau entre mes jambes sans risquer un coup de pied.

J’ai 62 ans. Je suis une femme. Je suis en phase finale de guérison et j’aime la vie.

MERCI

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