Au Phénix

Estelle MURRAY

Du fin fond de l'exil, renfermée sur l'îlot de la douleur glaçante, traînant la patte en pleine brume de l'indicible, de l'incommunicable altération, je prends le train pour Fribourg presque automatiquement. Pourtant c'est différent en ce 4 février 2020. J'ai été invitée et je vais vers mes hôtes. Plus de 20 RSDC face à mon SDRC. Tout de suite, s'opère une belle alchimie entre nos lettres communes. Elles se reconnaissent ; le lieu s'y prête.

Ma connaissance de la ville de Fribourg se limitait à peu près à la gare et au boulevard de Pérolles ; et là, ce soir, me voilà dans une ruelle d'une charmante étroitesse, sortie d'un autre temps. C'est la rue des Alpes. Quelqu'un va au même endroit et me tient gentiment la porte. Je rentre, intriguée. En haut des escaliers, des rires fusent.

Quelques marches d'escalier à monter et au bout, roulent vers moi et m'enveloppent une vague de prévenances, une présence attentive aux moindres besoins du moment. Je sais que c'est là que je dois être. Une déferlante d'émotions me prend un peu de surprise. Je la palpe derrière une voix émue, de légers tremblements autour de la bouche de Géraldine, son sourire reconnaissant.

C'est le monde à l'envers. Si certains médecins voyaient la scène, ils tomberaient du trône d'ivoire de ceux qui savent. Comment une simple patiente, passablement patiente, peut-elle bien apporter du grain à moudre au moulin doré de la recherche scientifique ? C'est qui cellelà ? Pourquoi fait-elle partie du cercle ?

« Frontières ? Je n'en ai jamais vu une seule. Mais j'ai entendu qu'elles existent dans l'esprit de certaines personnes. » (Thor Heyerdahl, musée du Kon-Tiki à Oslo)

RSDC-SDRC-RRSD échangent : sympathie, détente, constante douceur, chaleur humaine des co-équipiers. Pas besoin de sauter la barrière pour me retrouver de l'autre côté. Il n'y en a pas. Certaines têtes me sont connues : Claude et Sandrine évidemment, Micaël, Marie-Joëlle, Florine et d'autres sans doute jamais croisées, mais qui pourtant me semblent familières. Hyper-connectée cette assemblée décontractée.

Pas besoin de rester longtemps debout, on approche une chaise près de moi, sans que j'aie même eu besoin d'ouvrir la bouche. Ils comprennent. Ils savent ce que c'est. Mon altérité ne les effraie pas, ils sont juste dans la compréhension et la compassion. Deux jeunes femmes me parlent de la beauté des textes que j'écris. La vibration qu'elles dégagent m'habite et me soutient.

Sans les mots sur les maux serais-je là ce soir ? L'obsédante acuité des douleurs en aurait peut-être fini de moi. Mais je suis là -je me pince, ce n'est pas un rêve- au beau milieu de jeunes thérapeutes qui n'ont pas peur de la complexité, voire de l'inconnu vers lequel entraîne tout lien.

Je descends de ma chaise pour rejoindre Géraldine et Anémone qui étaient accroupies à ma hauteur pour me parler. Un petit cercle de femmes assises en tailleur se forme autour d'un feu qui ne se voit pas, mais qu'elles identifient. J'écoute, tends l'oreille et me concentre pour honorer chaque instant de Rencontre avec celles et ceux dont la vocation est de soulager un maximum leurs patients, les accompagner, leur apporter du réconfort, aménager au mieux pour eux, faire au plus juste avec la situation telle qu'elle est.

Je reçois tellement ce soir. Savoir que mes mots sont parlants et aidants, savoir que certains thérapeutes peuvent ou pourront mieux appréhender la souffrance difficilement formulable de leurs patients. La haute salle boisée du Phénix renvoie un écho inespéré d'espoir et d'enthousiasme calfeutré. Notre souffle fait voler les cendres.

Mais fini l'apéro, on passe de l'autre côté, à table. Voilà que nous commençons déjà à tourner autour de tables -se prêtant volontiers au jeu de par leur disposition-, cherchant la lettre qui nous a été attribuée. Les thèmes de la soirée : aller vers, rencontrer, échanger. De l'entrée au dessert, je ressors grandie du contact avec des maîtres en matière sensitive, ces jeunes parti(e)s en croisade contre l'ignorance, l'indifférence, l'impudence de ce que la médecine propose en la matière. Matière à pe(a)nser à travers chaque nouvelle formation qu'ils suivent, passionnés. Terrains glissants, où les prises sont rares, l'adhérence pas évidente.

Micaël est rayonnant en majordome ; Sarah, Sandrine et Florine sont d'une belle efficacité toute en discrétion. La ronde des déplacements m'entraîne gaiment vers une certaine insouciance de l'instant. Quelle chance que les névralgies aient mis du temps à venir me secouer, me rappelant à la gravité. Mais qu'importe, l'ivresse de cette soirée est palpable et j'ai fait partie un moment d'une réunion de famille comme on en rêverait. Le « corps soignant » acquiert toute sa signification. MERCI à tous.

Au sujet de cette Rencontre au Phénix, vous pouvez aussi lire :
• Fayet & Denoël (2020) ARTICLE ORIGINAL MODULE niveau 4 – 2020 Rencontre de 27 RSDC® dans le cadre de leur re-certification. e-News Somatosens Rehab 17(1), 13-18.

Au sujet de cette auteure, vous pouvez aussi lire :
• Murray, E. (2019) ATMOSPHÈRE DOULOUREUSE No 8 À la lisière de la mutilation. e-News Somatosens Rehab, 16(2), 65 (une page) ;
• Murray, E. (2019) GUESTEDITORIAL Dés-altération. e-News Somatosens Rehab, 16(4), 113-118.

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