Pour une médecine de la personne
David Le Breton
David Le Breton est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Membre de l’Institut Universitaire de France et de l’Institut des études avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS : University of Strasbourg Institute for Advanced Studies). Auteur notamment de : Tenir. Douleur chronique et réinvention de soi (Métailié), Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance (Métailié), Anthropologie de la douleur (Métailié), La peau et la trace. Sur les blessures de soi (Métailié).
La médecine de la douleur est souvent mise en échec par ces douleurs persistantes, celles qui demeurent après plusieurs mois et continuent à ravager l’existence du patient. La médecine, de manière générale, repose sur une anthropologie résiduelle, elle ne considère pas le patient comme sujet marqué par son histoire personnelle, sa condition sociale, culturelle, mais plutôt de manière résolument abstraite elle ne voit en lui qu’un corps. Et même moins qu’un corps, la médecine s’intéresse à l’organisme, c’est-à-dire à une structure biologique expurgée de toute trace d’humanité singulière. A moins, bien entendu, que le clinicien cesse de regarder les examens ou l’imagerie médicale pour regarder le visage de son patient et entendre sa voix, c’est-à-dire en le ressaisissant comme sujet à part entière de sa douleur.
En donnant un statut scientifique à la maladie, la médecine l’a simultanément dépersonnalisée et détachée de l’expérience du malade pour en faire une nature indifférente, relative à des normes anonymes. L’objection radicale au naturalisme et au physicalisme qui considèrent que seuls des processus physiques expliquent les processus mentaux tient au fait que l’altération organique ne dit rien de l’intensité de la souffrance. Une même lésion aboutit à des expériences radicalement différentes selon les situations et la particularité des individus. En voulant enfermer le vécu intime du patient dans une position subalterne de pure conséquence de la biologie, cette approche se condamne à l’impossibilité de comprendre les plus élémentaires variations du ressenti de la douleur selon les circonstances et les éléments de vie du patient. Elle manque totalement de sensibilité clinique. Certes, Cette approche probabiliste nourrit des protocoles de soin, mais échoue à soigner ou à soulager nombre de patients, particulièrement s’agissant de la douleur chronique, mais en revanche la responsabilité du thérapeute est engagée en ce que des patients voient leur existence profondément mise à mal pour une part à cause des failles qui marquent son savoir et ses traitements. Une telle médecine, technicienne, considère la relation comme secondaire puisque la vérité du symptôme ne sortira pas de la bouche du patient, mais des examens, elle vaut pour le recueil de quelques données factuelles, mais sans plus. Le patient est réduit à sa pathologie, ses propos, ses commentaires sur ses troubles, ses hypothèses sur leur origine sont perçues comme des obstacles ou du temps perdu. Il est renvoyé à un rôle secondaire et passif, son expérience n’apportant que des éléments anecdotiques pour le jugement du médecin. Son interprétation profane est sans valeur à ses yeux. D’où la promptitude de certaines consultations où le patient accompagne par force ses symptômes puisqu’ils lui font corps, mais sans que sa présence à lui soit réellement nécessaire. Et, parallèlement, sa frustration de ne pas être pris en considération.
Le savoir médical détache son organisme de la singularité du patient, il ne voit plus son visage et n’entend plus sa plainte, mais il observe les arcanes d’une physiologie indifférente. « Si l’on veut définir la maladie, écrivait René Leriche, il faut la déshumaniser », mais cette démarche n’intervient en principe qu’en un premier temps. La tâche de la clinique est justement de ressaisir l’unité de la personne, particulièrement en prenant en compte son histoire de vie. Elle mêle l’universel de l’organisme à la singularité du patient car c’est lui qu’il s’agit de guérir. On connait à ce propos les réflexions de Georges Canguilhem « Mon médecin, c’est celui qui accepte, ordinairement, de moi que je l’instruise sur ce que, seul, je suis fondé à lui dire, à savoir ce que mon corps m’annonce à moi-même par des symptômes dont le sens ne m’est pas clair. Mon médecin c’est celui qui accepte de moi que je voie en lui un exégète avant de l’accepter comme réparateur ». L’art de la clinique consiste justement à confronter les données segmentées recueillies par les examens ou l’imagerie à la singularité du patient, son histoire de vie, sa vision personnelle de ses troubles, afin d’élaborer une prise en charge elle-même singularisée. Car il importe de soigner le malade et non la maladie.
Les antalgiques ne suffisent pas si la qualité humaine des soins fait défaut. La parole attentive, l'écoute, le contact physique, la présence, sont également des données décisives d'apaisement du malade. De la naissance à la mort, la prise en charge de la souffrance implique une médecine attentive qui reconnaisse l’autre à sa place de sujet, elle est toujours une relation. Il ne s’agit jamais de seulement donner des soins, mais de prendre soin.