Réflexions sur l’effet placebo en clinique de douleur
Anne-Françoise ALLAZ[2],[3] & Christine CEDRASCHI [3],[4]
[2] Affiliations : Hôpitaux Universitaires de Genève et Université de Genève. Professeur Dr med. Anne-Françoise Allaz (Médecine interne générale FMH ; formation approfondie en médecine psychosomatique et psychosociale FMH ; spécialiste douleur, Swiss Pain Society ; membre de l’Académie suisse des sciences médicales) Consultante, Clinique de Crans-Montana Médecine interne de réhabilitation, Hôpitaux Universitaires de Genève - Suisse (HUG)
[3] Service de Pharmacologie et Toxicologie cliniques, Centre Multidisciplinaire d'Evaluation et de Traitement de la Douleur, HUG
[4] Pr. Christine Cedraschi, PhD, Psychologue FSP, Spécialiste douleur, Swiss Pain Society Psychologue agrégée, Service de Médecine Interne de Réhabilitation-Beau-Séjour, HUG
Introduction
La Professeure Luana Colloca, l’une des chercheuses les plus en vue dans le domaine de l’effet placebo, a présenté dans un récent volume de Somatosensory Pain Rehabilitation quelques données actuelles de la recherche contemporaine dans ce domaine spécialisé (Colloca, Somatosens Pain Rehab 2021). Vu l’importance de ce thème pour tous les cliniciens actifs dans le champ de la douleur, il a été décidé par la rédaction de développer librement quelques réflexions sur l’effet placebo dans certains de ses aspects plus directement cliniques.
L’article de Colloca commence par décrire l’importance de l’effet placebo dans une large cohorte de patients souffrant de douleurs chroniques de l’articulation temporo-mandibulaire, un groupe peu étudié jusque-là. Parmi les résultats rapportés, l’on relève que, chez ces patients, l’effet placebo dépend de l’expérience antalgique antérieure, qu’il ne s’épuise pas avec le temps et que des facteurs génétiques entrent en jeu, confirmant dans cette cohorte ce qui a été décrit dans d’autres situations de douleurs chroniques.
Définitions
Le placebo peut être défini de nombreuses manières. Parmi les définitions récentes, nous retiendrons celle-ci (Moerman, 2002) : « Le placebo est une substance dénuée d’effet pharmacologique qui, dans un contexte médical signifiant, produit un effet », autrement dit, il s’agit d’une substance, d’un traitement ou d’une situation qui n’ont habituellement pas d’effet thérapeutique pour la condition traitée. Ils peuvent être bénéfiques (placebo) ou nuisibles (nocebo).
L’effet placebo est quant à lui « l’effet produit chez le patient par un contexte médical signifiant » (Moerman, 2002), c’est-à-dire celui produit par une procédure thérapeutique interprétée comme bénéfique par le patient. L’effet placebo peut donc s’ajouter à l’effet propre de la procédure antalgique active. Il est communément admis que les effets placebo et nocebo expliquent une partie des variations de réponses aux traitements, y compris ceux dont l’activité intrinsèque est démontrée (Moerman, 2002 ; Colloca & Barsky, N Engl J Med 2020).
Mécanismes d’action
Chercheurs et cliniciens partagent l’avis que la compréhension des mécanismes de l’effet placebo mérite de l’attention, en permettant d’optimiser les bénéfices antalgiques lors de la prise en charge des patients souffrant de divers types de douleurs chroniques (Moerman 2002 ; Colloca & Barsky, 2020 ; Colloca, 2021).
Au plan neuro-physiologique
Colloca nous rappelle que dans le contexte de la douleur, l’effet placebo dépend de la libération d’opioïdes endogènes, d’endocannabinoïdes, ainsi que d’autres substances (vasopressine, oxytocine) qui activent et modulent les systèmes inhibiteurs descendants de la douleur (Colloca, 2021). Il est connu que ces systèmes représentent un extraordinaire équipement antalgique naturel (Bouhassira, 2018 ; Allaz, 2021). Ajoutons que l’effet placebo stimule également diverses zones cérébrales associées à l’expérience douloureuse et que cette activation est observable en imagerie fonctionnelle (Colloca & Barsky, 2020), ce qui a indéniablement contribué à donner une « respectabilité » accrue à ce domaine.
Le rôle clé des attentes et des représentations
« Les effets placebo et nocebo sont la conséquence des attentes respectivement positives ou négatives des patients concernant leur état de santé » écrivent Colloca et Barsky en introduction à leur récente revue sur le sujet (Colloca & Barsky, 2020). Or, nous savons que la libération des substances modulatrices de la douleur citées ci-dessus peut être activée par divers incitatifs comme le mode ou le contexte d’administration du médicament ou du soin donné, ainsi que par les expériences antérieures et les suggestions verbales et non verbales d’antalgie, qui tous mobilisent les attentes de guérison des patients.
Le rôle crucial des attentes est par exemple attesté par la perte d’efficacité d’un traitement lorsqu’il est administré de manière cachée. Dans le contexte d’une extraction dentaire, une injection intraveineuse non annoncée (masquée) de 6-8 mg de morphine n’a pas un effet antalgique supérieur à celui d’une injection de placebo, donné au vu et au su du patient. Cette étude a été répliquée en utilisant d’autres médicaments antalgiques avec les mêmes résultats (Benedetti et al., Clin Pharmacol Ther 2011).
Les attentes des patients peuvent être positives, mais également négatives. Ces dernières peuvent suffire à diminuer voire à annuler l’effet de médicaments très efficaces, comme cela a été montré cliniquement et en imagerie fonctionnelle pour un opiacé puissant le Remifentanyl. Lors d’une expérience de douleur induite, les participants à qui du Remifentanyl a été promis et qui l’ont reçu ont eu une analgésie très significativement supérieure à ceux à qui l’on a annoncé l’injection d’un placebo, tout en leur donnant en réalité du Remifentanyl. De plus, l’annonce que le médicament était interrompu (sans l’être en réalité) a annulé son effet antalgique (Bingel et al., Sci Transl Med 2011). De manière similaire, une forte diminution d’efficacité du Rizatriptan, un puissant agoniste 5HT utilisé dans les crises de migraine, a été constatée lorsqu’il a été suggéré qu’il avait été remplacé par un placebo, sans cependant que la substance elle-même ait été réellement modifiée (Kam-Hansen et al., Sci Transl Med 2011).
Dans un domaine connexe, les représentations des patients c’est-à-dire ce savoir qui, selon Denise Jodelet, se construit notamment à partir des expériences, des informations reçues et de la communication sociale, sont très étroitement intriquées aux attentes. La vignette suivante, extraite de l’ouvrage récent de l’une des auteures (Allaz, 2021), souligne leur rôle en pratique algologique :
A la fin d’une consultation, un patient reçoit de la main du médecin un petit échantillon d’une crème à base de piments (capasaïcine), efficace contre les douleurs neurogènes dont il souffre. Devant l’excellent effet anti-douleur ressenti, un tube de cette crème lui est prescrit. Déception : la crème du « grand tube » - contenant pourtant exactement la même substance - n’est pas efficace et le patient demande à recevoir à nouveau la crème du « petit tube ». Ici, les représentations du patient pourraient correspondre par exemple à ceci : « Cette crème doit être plus puissante et plus précieuse pour n’être disponible que dans un petit tube qui plus est, distribuée directement par le médecin ». De fait, il est connu que la valeur attribuée (prix, rareté) influence l’effet placebo.
Ces observations et ces études nous démontrent que l’effet antalgique intrinsèque d’un traitement dépend des circonstances de sa prescription. Nous avons par exemple vu que l’absence d’attente d’un effet positif modifie considérablement l’efficacité antalgique. L’on constate que les effets placebo et nocebo représentent effectivement « des effets psychobiologiques imputables à un contexte thérapeutique signifiant » (Finniss et al., Lancet 2010). Nombreux sont les praticiens qui ont saisi l’importance centrale d’optimiser les attentes de soulagement en utilisant divers moyens dont la réassurance pour diminuer l’anxiété, un ajustement des propositions thérapeutiques aux représentations du patient, l’utilisation des aspects symboliques des traitements et surtout une communication porteuse d’espoir.
L’effet nocebo
La survenue d’effets secondaires lors de l’administration d’un placebo, appelée effet nocebo, n’est pas rare et concerne environ 20% des patients. Il est estimé que près d’un quart des personnes qui reçoivent un médicament placebo, donc inerte, dans le cadre d’une étude clinique l’interrompent en raison des effets secondaires (Colloca & Barsky, 2020). L’étude suivante a démontré directement l’induction d’un effet nocebo par des attentes négatives : l’ajout d’une annonce écrite concernant les effets secondaires digestifs potentiels d’un médicament dans les formulaires de consentement informé a augmenté six fois l’occurrence de ceux-ci par rapport à l’état de base (Myers et al., Clin Pharmacol Ther 1987). Ou encore, de nombreux effets secondaires ont été décrits lors du passage des médicaments initiaux à leurs génériques, ayant pourtant une composition identique (Faasse et al., Health Psychol 2016).
Conditionnement et apprentissage social
Le conditionnement, c‘est-à-dire l’expérience d’un soulagement par une substance active contribue également fortement à l’effet placebo. Des expériences antérieures positives d’antalgie augmentent, alors que des expériences négatives diminuent - l'effet du médicament administré ainsi que du placebo. Transposé en pratique clinique, il s’avère que l’historique des traitements peut influencer l’efficacité d’un traitement ultérieur. Par exemple, des patients informés qu’ils avaient reçu une crème active (histoire positive) ont mieux répondu à un traitement subséquent que d’autres patients informés qu’ils avaient reçu une crème banale (histoire négative). Dans ce cas, l’historique négatif est associé à la situation d’une douleur mal ou non traitée en imagerie fonctionnelle (Kessner et al., JAMA Intern Med 2013).
Dans un domaine proche, il a récemment été montré que l’apprentissage social, en l’occurrence la simple observation d’une personne soulagée par une action antalgique, pouvait induire un effet anti-douleur puissant, comme si l’observateur bénéficiait lui-même de la procédure antalgique (Colloca, 2021). L’effet obtenu est, là encore, corrélé à des mesures neurophysiologiques et d’imagerie au niveau cortical (Raghuraman et al., Sci Rep 2019). L’apprentissage social peut, hélas, également induire un effet nocebo, de même que peuvent le faire des informations négatives transmises par la presse ou les réseaux sociaux. La capacité de ceux-ci à entraîner de véritables « épidémies » d’effet nocebo, a été largement attestée - en dehors du domaine de la douleur - dans le cas du « Lévothyrox », médicament indiqué pour traiter les troubles thyroïdiens. Un simple changement de formulation de ce médicament, relayé par ces canaux d’information a multiplié par deux mille (sic : 2000 !) les effets secondaires rapportés (Faasse et al., BMJ 2009).
L’importance du thérapeute et de la relation thérapeutique
En plus de ces données récentes, rappelons l’importance majeure de la rencontre patientthérapeute dans la réponse à un traitement actif ou placebo (Cedraschi et al., Doul Analg 2014 ; Faasse et al., 2016 ; Blasini et al., Int Rev Neurobiol 2018). Les aspects symboliques du contexte et de l’environnement de soins, qui comprennent notamment les dimensions rituelles dont font partie le port d’un vêtement associé aux soins, la prescription médicale, l’appareillage, la renommée, ainsi que beaucoup d’autres éléments sont importants. L’engagement du/de la thérapeute, sa croyance dans le traitement offert, la confiance qu’il ou elle inspire, sa capacité à présenter le traitement proposé de manière positive sont également cruciaux (Blasini et al., 2018). Les mots comptent et ont un pouvoir fort. Pour exemple, il a été montré que l’accompagnement d’une prescription antalgique d’opioïdes en post-opératoire par des paroles rassurantes et suggestives d’antalgie est significativement plus efficace que la même antalgie distribuée de manière mécanique. A contrario, une communication distante et non empathique peut modifier le niveau de tolérance à la douleur et contribuer à l’effet nocebo (Daniali & Flaten, Front Psychiatry 2019). Ces exemples soulignent la dimension relationnelle de l’effet placebo et confortent la place centrale de la relation thérapeutique dans le traitement de la douleur (Colloca & Finniss, JAMA 2012 ; Cedraschi et al., 2014 ; Blasini et al., 2018 ; Daniali & Flaten, 2019 ; Allaz, 2021), comme d’ailleurs de tant d’autres demandes de soin (Balint, 1960).
Quelques applications pratiques
Les découvertes récentes, présentées dans l’article de Luana Colloca et décrites ci-dessus, méritent d’être appliquées en clinique. Elles s’ajoutent à nos connaissances sur l’importance du conditionnement, des suggestions et de la relation thérapeutique sur l’effet placebo : 1) la variété des neurotransmetteurs capables de moduler les systèmes inhibiteurs de la douleur (appelés systèmes inhibiteurs descendants), 2) la puissance antalgique de la simple observation d’une personne soulagée par un traitement, 3) l’importance des attentes positives ou négatives.
Les quelques suggestions suivantes peuvent être proposées pour la pratique algologique :
1. Continuer à veiller rigoureusement à la communication autant verbale que non verbale avec nos patients pour optimiser les attentes concernant l’antalgie. Cette optimisation se construit notamment en manifestant sa confiance dans le traitement. La communication décrivant le traitement proposé doit certes l’être de manière rigoureuse et objective. Elle peut cependant en valoriser les aspects positifs en incluant par exemple une information sur le pourcentage de patients qui bénéficient de cette approche thérapeutique ainsi que d’une bonne expérience la concernant parmi les patients du thérapeute ;
2. Favoriser l’utilisation de méthodes antalgiques reconnues qui correspondent aux attentes et représentations des patients, en explorant ces dernières. Eviter les schémas de traitement rigides et insuffisamment individualisés ;
3. Lors de l’information liée à la prescription, mettre l’accent sur le pourcentage de patients qui n’ont pas d’effets secondaires plutôt que sur la fréquence de ces derniers. Des « entretiens de prescription » proposant la lecture des notices médicamenteuses et l’exploration des craintes concernant les effets secondaires pourraient, quant à eux, contribuer à limiter les effets nocebo ;
4. Selon le contexte, la mise à disposition de témoignages écrits ou la disponibilité de vidéos concernant les bénéfices de la thérapie proposée pourrait être envisagée. L’impact d’un témoignage peut valoir beaucoup d’explications ! Par ailleurs, les groupes d’entraide devraient être largement informés sur la puissance des effets placebo et nocebo, sur les bénéfices d’une communication peu anxiogène et sur l’importance de favoriser des attentes positives.
Conclusion
Loin d’être cantonnés aux seules situations de recherche, les effets placebo et nocebo sont omniprésents lors des interventions cliniques et ont été particulièrement bien étudiés dans le domaine de l’algologie. En tant que thérapeutes, nous avons grand intérêt à mieux connaître ces effets, à la fois psychologiques et biologiques, qui prennent place dans un contexte de soin, afin d’en utiliser la puissance. L’effet d’un médicament ou d’une procédure antalgique sont non seulement déterminés par leur activité propre, mais peuvent être renforcés ou amoindris par ce qui précède et entoure leur administration.
En convoquant, parmi d’autres dimensions, les attentes, le désir de guérir, le conditionnement, l’apprentissage, la suggestion, la confiance et la relation entre un patient et son thérapeute, l’effet placebo condense de manière extraordinaire les aspects psycho-biologiques du soin et de la guérison. Ainsi, « d’invité obligé ou mésestimé » (Cedraschi et al., Rev méd suisse 2011), il peut « devenir un allié fréquentable » (Cedraschi et al., 2014) dans un espace thérapeutique qui doit rester un creuset ouvert à la subjectivité et favoriser le processus de guérison, tout en profitant des progrès de la médecine, des neurosciences et de la pharmacologie.
Références
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