Je vis une sorte de cohabitation avec un « être » bizarre, pas bienvenu chez moi (N°33)
Fin de l’été 1995, à Paris. De retour d’un chantier de fouilles archéologiques dans le Latium (Italie), je commence à ressentir des démangeaisons aux mains, avec l’apparition sur les doigts de petites boules blanches. Cela est pénible, mais pas insupportable. Je pense d’abord qu’il s’agit des suites d’une piqure d’insecte que j’avais subie en Italie, sur le champ de fouilles. Je prends conseil dans une pharmacie et on me dit que c’est la gale… Je croyais bien que cette affection avait disparu du monde civilisé… On me donne un traitement. Je dois entièrement désinfecter ma garde-robe. Je suis les prescriptions, mais ne vois aucun résultat tangible, tout au contraire. Les démangeaisons se déplacent dans l’entre-jambes et sur les bourses, sans que je comprenne le lien entre mes doigts et cette partie de mon corps. Je consulte le département de dermatologie de l’Hôpital Saint-Louis, centre réputé de dermatologie : on me confirme qu’il s’agit de la gale, puis lors d’un second contrôle (avec deux médecins), on diagnostique un « eczéma atopique ». On me prescrit un traitement à base d’anti-allergique, de cortisone et de baume relipidant. Je suis le traitement et je constate que les douleurs et démangeaisons diminuent. Mais elles ne disparaissent pas et reviennent même dès que je cesse le traitement qui ne peut être permanent.
Les douleurs sont maintenant difficilement supportables : démangeaisons très fortes, auxquelles je réponds en grattant beaucoup, souvent jusqu’au sang ; lésions importantes dues au grattage ; sécheresse de la peau avec développement de crevasses et multiplication de peaux sèches ; éclairs de douleur électrique ; très grande gêne pour marcher ; etc. Par ailleurs, la partie de mon corps touchée commence à m’inquiéter et à m’obséder. Pourquoi le mal s’est-il posé sur mes parties génitales ? Est-ce une maladie psycho-somatique ? Est-ce que j’ai un problème avec le sexe ? Il est des nuits où je crois que je vais devenir fou, tellement les démangeaisons sont intenses et tellement je suis obsédé par elles. Je me réveille souvent en nage, me surprenant à me gratter durant le sommeil. Il m’arrive de sortir en pleine nuit et de me précipiter aux urgences de l’hôpital voisin. Je consulte plusieurs dizaines de médecins, généralistes, dermatologues ou homéopathes… et j’espère chaque fois que le dernier traitement sera le bon. Mais les démangeaisons continuent et ma peau est tantôt très sèche, tantôt purulente. Le soir, lorsque je rentre du travail, je trouve dans mon sous-vêtement soit des peaux sèches, soit des traces humides de liquide. Souvent ma peau s’est collée au tissu de mon sous-vêtement et il est douloureux de se déshabiller. Je fais également des tests d’allergie dans plusieurs cabinets médicaux. Résultats toujours identiques : je n’ai pas d’allergie déterminée.
Souvent découragé, il m’arrive de tester des solutions « personnelles » : usage du talc, de l’huile d’amande douce, etc. Je cherche le produit de douche qui me convient le mieux, sans succès. De même pour les produits de lessive.
Il ne m’est pas possible psychologiquement de parler de ce problème à mon entourage, d’autant plus que je vis seul et très éloigné de ma famille. Ma vie sexuelle est réduite à rien, car les démangeaisons et l’aspect dégoûtant de mes bourses m’inhibent totalement. Je ne veux pas montrer cela à une autre personne, si ce n’est à un médecin. La frustration va en grandissant et elle augmente encore l’obsession à l’égard du problème. Mon existence est tellement habitée par cette affection que je finit par donner un nom à mes parties génitales atteintes par le mal, un nom qui est amusant et ridicule pour celui qui ne connaît pas ce mal, mais qui est une forme d’autodérision, une manière de sortir le mal de ma personne, d’en faire un être à part. C’est ainsi que je vis une sorte de cohabitation avec un « être » bizarre, peu accommodant et certainement pas le bienvenu chez moi, mais avec lequel je dois bien vivre.
Les années passent, marquées par une alternance de phases « calmes » - qui peuvent être longues parfois – et des périodes de crises aiguës. Deux années sont moins désagréables que les autres, 2002 à 2004, période où j’ai une relation affective et sexuelle. Il me semble aujourd’hui que cette relation s’est installée, qu’elle a pris de la place et qu’elle a ainsi repoussé dans un coin obscur de mon « chez moi », cette créature qui me fait souffrir. A tel point que j’en oublie son existence et – est-ce une suite logique ? – les démangeaisons s’estompent, de même que les effets dévastateurs du grattage.
Soudain, quelques mois après la fin de la relation citée plus haut, le mal revient, de manière lente, puis, soudain à nouveau très fort. Et je suis reparti dans un cycle infernal : consultations médicales, tests dermatologiques, application de pommades à base de cortisone, alternance de phases « sèches » et de phases « humides », etc. Retour également à l’abstinence sexuelle et à une déprime profonde, car je vois les années qui défilent et je n’espère plus me débarrasser de ce problème. Et toujours cette impossibilité de parler de ce problème à d’autres qu’à des dermatologues. Même mon médecin généraliste n’est pas mis au courant de ce problème. Les dermatologues défilent : chacun me propose un traitement qui s’attaque aux signes extérieurs du problème, les lésions cutanées, sans jamais me donner des explications possibles sur les racines et les causes du mal. J’en suis très frustré. J’aimerais savoir si d’autres cas identiques au mien existent, mais aucun dermatologue ne m’a jamais donné de réponse à cette question fondamentale. Savoir que ce problème existe, que d’autres personnes en souffrent, que mon mal n’est pas uniquement une création de mon corps et de mon esprit, que je ne suis pas entièrement et uniquement responsable de mes souffrances, etc. Toutes questions qui ne trouvent même pas un début de réponse… J’en arrive au point où je n’ai plus aucune confiance dans les médecins, qui – du haut de leur discours « technique » et « pharmaceutique » - ne semblent pas comprendre la douleur que j’éprouve, ne m’aident pas à comprendre mon problème et à essayer de trouver des voies de guérison. En définitive, plus je vois de médecins, plus j’ai le sentiment de ne pas être pris au sérieux. Ce sentiment ne fait qu’accroître ma dépression et mon isolement.
Un jour, lisant le journal local, je tombe sur un article à propos du Centre de rééducation sensitive de Fribourg. Il s’agissait du cas d’un patient atteint d’un mal mystérieux, que la médecine dite « académique » était impuissante à aider. Ce patient, venu à Fribourg de l’autre bout de la planète, expliquait qu’il avait trouvé au Centre de rééducation sensitive les premières réponses concrètes à ses difficultés. La description précise du mal vécu par ce patient – a priori rien à voir avec mon problème – résonne dans mon esprit. Je me dis que, peut-être, il vaut la peine de tenter une consultation au Centre de rééducation sensitive. J’en parle à mon dermatologue, qui a l’intelligence de me mettre en contact avec le Centre. Et c’est ainsi que j’entreprends une thérapie de six mois…
Au terme de la rééducation, le bilan « technique » est positif, puisque les tests indiquent que j’ai récupéré une grande partie de ma sensibilité dans la zone atteinte. Les démangeaisons n’ont pas complètement disparu, mais j’ai mis au point, avec mes thérapeutes, une stratégie de prévention, dont le but est d’éviter le grattage et le retour inévitable des lésions cutanées. Et cela fonctionne relativement bien : le mal est tenu à distance. J’espère qu’avec le temps, il finira par renoncer… La thérapie qui m’a été proposée est la première qui ait abordé de manière frontale, directe, globale et ouverte la souffrance qui était la mienne, en ne biaisant pas et en réduisant pas cette souffrance à une abstraction médicale, à un problème auquel il y avait indubitablement une réponse médicamenteuse à apporter. La thérapie m’a aussi permis de sortir d’un état psychologique de découragement et de fatalisme. C’est un grand progrès, en ce qui me concerne, et j’en remercie très sincèrement mes thérapeutes.
A.N.