Le premier médicament des personnes qui soignent
Marc Zaffran / Martin WINCKLER, médecin et écrivain
Quand j’essaie de définir pour moi-même ce qu’est l’effet placebo, j’en reviens toujours au premier soignant que j’ai connu : mon père, médecin de famille dans une petite ville française pendant les années soixante.
Deux souvenirs se superposent. Le premier est celui – probablement reconstruit par mon imagination – d’un homme qu’il raccompagne à la porte d’entrée de la maison. J’ai dix ou onze ans. À travers le rideau derrière lequel je me cache, je l’entends dire, avant de franchir le seuil : « Merci Docteur, ça m’a fait beaucoup de bien de vous parler. »
Le second souvenir est plus personnel encore. On est dans les années 80. Je suis adulte. J’exerce à mon tour dans un cabinet de médecine rurale. J’ai une angine carabinée et un mal de gorge épouvantable. Je sais pertinemment qu’à mon âge les angines sont virales et je prends seulement de l’aspirine ou du paracétamol. Mais au bout de deux jours de souffrances, n’y tenant plus, je décide – contre toute logique scientifique – de prendre le « cocktail » antibiotiques + corticoïdes que mon père me donnait quand je faisais des angines pendant mon enfance et mon adolescence. Vingt minutes après avoir absorbé les comprimés, je n’ai plus mal. Adolescent, j’aurais béni le ciel et mon père. Adulte, je bénis l’effet placebo. En riant de ma propre suggestibilité.
À la même époque, j’étais rédacteur dans une revue médicale très critique, La Revue Prescrire. L’effet placebo était une notion dont nous parlions sans cesse, mais à laquelle nous n’accordions pas la place qu’il mérite. Lors de la préparation d’un grand dossier sur les morphiniques (scandaleusement sous-utilisés alors, et je ne suis pas sûr que ça ait beaucoup évolué depuis), je passe plusieurs heures avec une spécialiste britannique de la douleur. Et je lui exprime le sentiment exprimé par de nombreux praticiens français : dans leur expérience, les opioïdes n’agissent pas bien et ils ne comprennent pas pourquoi. Elle sourit et répond que ce sentiment est respectable mais le produit d’une très courte vue : « Quand on ne comprend pas, c’est souvent parce qu’on se trompe. » J’étais très ignorant et je cherchais à comprendre ; je lui demande de m’expliquer. Elle me renvoie la question : « Pour quelle raison un médicament peut-il être inefficace ? »
Je me creuse la tête et réponds :
« Parce qu’il n’est pas utilisé correctement... ou parce que ce n’est pas le médicament qu’il faut dans cette situation... »
« Il y a une troisième explication. »
J’ouvre de grands yeux.
« Parce que vous n’y croyez pas, dit-elle en souriant. Ou parce que vous pensez qu’il fera plus de mal que de bien. »
Immédiatement me revient à la mémoire l’air désabusé et presque méprisant des médecins hospitaliers que j’ai vus, pendant mes études, consentir à administrer des antalgiques majeurs à des patients hurlant de douleur en disant : « De toute façon, ça ne sert à rien. »
Et puis, je me rappelle cette autre histoire :
J’ai vingt ou vingt-deux ans. Je suis étudiant en médecine. C’est dimanche, un jour d’été, je suis en vacances. On sonne à la porte très tôt, vers six heures du matin. Ma chambre est au-dessus de l’entrée. J’ouvre mes volets pour voir qui est là. Un homme au visage très douloureux me dit : « Est-ce que je pourrais voir le médecin ? Je sais qu’on est dimanche mais depuis hier soir j’ai une douleur épouvantable dans le testicule et je n’en peux plus. »
Je vais réveiller mon père qui, les yeux à demi-clos et vêtu d’un peignoir fripé, reçoit l’homme dans son bureau. Ils y restent pendant trois quarts d’heure. Quand j’entends la porte d’entrée se refermer, je descends. Mon père est assis à la table de la cuisine, il remue la cuillère dans la tasse de café que ma mère vient de lui verser et soupire.
« Ça m’a pris un moment, mais j’ai fini par comprendre ce qu’il avait.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Une colique néphrétique.
— Ça peut donner une douleur dans un testicule ?
— Ouaip.
— Et tu l’as soulagé comment ?
— Eh ben, déjà, quand je lui ai donné le diagnostic, il s’est mis à avoir nettement moins mal. Il avait peur d’avoir une saloperie. Et puis j’ai sorti un comprimé de Palfium, je lui ai dit que c’était un morphinique puissant, et je l’ai fait fondre dans un verre d’eau en lui disant de le boire par petites gorgées.
— Et ça l’a calmé ?
— Instantanément. »
J’ai raconté cette histoire à ma collègue britannique. Elle a souri de toutes ses dents. « En France, beaucoup de médecins ont peur des morphiniques et les tiennent pour des médicaments diaboliques. Mais votre père savait les utiliser, et il savait aussi favoriser leurs effets antalgiques. »
*
Certes, ces trois anecdotes parlent de mon père, mais deux des personnes à qui il y fait du bien ne sont pas ses enfants. Et il n’est pas leur père. Il est leur soignant.
Ces histoires et bien d’autres encore, ainsi que la pratique qu’il m’a été donné de vivre m’ont conforté dans une certitude simple, mais solide : une soignante, un soignant peuvent faire du bien avec un « peu de chose » qui en dit – et en fait – beaucoup.
Un sourire, un geste de soutien, une attitude encourageante, du silence, de l’attention, une certitude tranquille.
Regarder les autres soigner nous aide à soigner à notre tour. Ecouter les personnes soignées nous fait mieux comprendre non seulement ce qui les fait souffrir, mais ce qui les rassure, ce qui les encourage, ce qui leur fait du bien.
Et l’on en revient toujours, en fin de compte, à ce que disait Michael Balint :
« Le premier médicament d’une personne qui soigne, c’est elle-même. »